Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 17.djvu/179

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’amour de son mari, de ce lourdaud qui ne saura jamais ni parler ni se tenir convenablement, de cette « vieille mule abandonnée du bon Dieu, » comme le nomme Olly, de cet honnête imbécile qui aimera toujours plus qu’elle la petite sœur, son tyran, et même la sœur aînée absente, car les liens du sang sont les seuls qui aient prise sur son bon cœur rebelle à la passion. L’aventurière qui a été si éperdûment aimée, qui a fait tant de victimes et de dupes, est subjuguée par l’indifférence d’un homme inférieur sous le rapport de l’esprit à tous ceux qu’elle avait connus ; il échappe seul à son empire, et elle l’estime pour cela ; c’est le triomphe de la sincérité sur la ruse qui se sent tout à coup petite, indigne et comme anéantie devant cet excès de candeur. Est-ce bien vraisemblable ?

Quoi qu’il en soit, Gabe, qui l’a épousée pour obéir à Olly, et parce que les femmes sont rares au One Horse-Gulch, et aussi parce qu’il a sauvé la vie à celle-là, circonstance qui lui donne un premier droit sur elle, Gabe, disons-nous, se met à creuser la terre pour satisfaire ce qu’il croit être le caprice de Julie. A l’endroit qu’elle lui a indiqué, il est persuadé qu’on ne peut trouver de l’or, et il n’en trouve pas en effet, mais bien une mine d’argent magnifique dont la découverte enrichit One Horse-Gulch. Des hôtels s’élèvent, des maisons se construisent, toute la localité est transformée par les soins du grand capitaliste Dumphy, de San-Francisco, qui a fondé une compagnie d’actionnaires et s’est assuré la part du lion, en profitant pour cela de la crainte qu’éprouve Mme Conroy qu’il ne livre ses secrets. Gabriel continue de diriger les travaux avec le titre de surintendant ; il habite désormais une maison opulente somptueusement meublée, Olly prend des leçons de toute sorte et joue du piano. Le brave géant n’en est pas plus heureux ; il regrette souvent la hutte bâtie de ses mains, sa solitude avec Olly, que chaque jour sépare de lui davantage. Gabe n’estime ses millions que parce qu’ils lui permettent de donner une belle éducation à sa petite sœur ; mais cette éducation tant enviée menace de les rendre étrangers l’un à l’autre. — Elle n’a plus besoin de mes conseils, se dit-il, mon opinion ne lui importe plus, et elle a raison, car je ne comprends rien à ce qu’elle fait. — Parfois il tremble qu’elle ne rougisse de ses manières et de sa tournure, et cette pensée lui est infiniment douloureuse. L’affection de sa femme ne le console pas, il y est peu sensible ; auprès d’elle il se sent toujours gêné ; elle est si élégante, si raffinée en tout, et puis, la veuve d’un savant, cela lui impose ! — Tu t’y prends mal avec Julie, dit Olly, toujours perspicace. — Il ne doute pas qu’elle ne dise vrai, mais ne saurait s’y prendre autrement. Dans cet isolement de cœur, Gabe vit plus que jamais