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Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 17.djvu/464

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sauvage ; cinq ou six Rouméliotes y étaient étendus, chantant et parlant tous ensemble. Je m’assis près d’un arbre, et sans qu’ils m’aperçussent, j’y demeurait pour les voir et les entendre ; ce spectacle me rendait la gaîté et me fit oublier mes appréhensions.

Je rentrai chez mon hôte, tranquille, résolu à payer d’audace et de confiance : une dizaine de palikares, plus curieux sans doute que les autres, s’y étaient réunis et m’attendaient. Ils me parlèrent de leur montagne et de la vie qu’ils menaient dans ce triste séjour, sans s’en plaindre pourtant, s’animant au contraire à conter leurs exploits à la chasse et les prouesses de leurs amis les klephtes, quand ils venaient les visiter. Leur visage avait alors une expression si féroce, que mon assurance était à chaque instant bien près de me quitter ; mais je leur racontais, à mon tour quelques coutumes étranges pour eux de la vie européenne, et ils prenaient plaisir à m’écouter.

— Nous avons ici, me disait l’un d’eux, une chasse très abondante ; les lièvres et les perdrix ne manquent pas, on en pourrait tuer beaucoup ; mais nous n’avons pas de fusils, nos armes sont vieilles et mauvaises. — Je vis bien que mon fusil anglais et ma poire à poudre flattaient fort leurs regards ; la conversation coula bientôt en effet sur ce sujet, et peu à peu, chacun se saisit des différentes parties de mon équipement. — Voilà un beau, fusil, s’écriait l’un, et il doit porter loin la halle ! . — Ah ! c’est une bonne arme, ajoutait un autre, on pourrait bien tuer avec cela deux hommes à cent pas. — Combien coûte-t-il me demanda un troisième ; en as-tu un autre ?

Mon inquiétude grandit encore malgré moi ; je sentais courir dans tout mon être ces frissons légers dont rougit si fort notre amour-propre, en me voyant à la merci de tous ces hommes aux figures de bandits, aux instincts sauvages, et je suivais d’un regard mélancolique mes armes qui passaient ainsi de l’un à l’autre. — Je n’avais qu’à me résigner ; je retirai en riant mon fusil des mains de celui qui le tenait, et m’adressant à son voisin, qui m’avait parlé le dernier : « Vous le trouvez beau, lui dis-je, à quoi pensez-vous ? il est détestable ! Ah ! si vous voyiez l’autre, celui que j’ai laissé à Aigion et que je regrette tant de ne pas avoir apporté ! — Ici tous les regards brillèrent, et chacun m’écoutait bouche béante. — Oui, continuai-je, c’est un fusil plus lourd et de plus longue portée ; il supporte une double charge, et le canon est damasquiné. — À ces mots, chacun m’interrompit, et l’on me demanda pourquoi j’avais apporté le mauvais., — Ah ! j’ai fait une faute, repris-je, mais votre montagne me plaît, et j’ y veux revenir ; alors j’aurai soin de prendre le beau fusil et de la poudre et du plomb en grande quantité. —