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justement le danger. Évidemment la Porte se tromperait si dans l’illusion d’un succès militaire, elle cessait de sentir tout ce qui fait sa faiblesse, si elle ne comprenait pas qu’elle a plus que jamais besoin de d’Europe, si au lieu de rester modérée elle élevait des prétentions démesurées dans une négociation soit pour des préliminaires de paix, soit pour un armistice. Alors elle ne rencontrerait plus seulement devant elle les Serbes, et se heurterait contre les combinaisons qui ont placé la Serbie sous la sauvegarde des traités européens, et pour le vain orgueil d’humilier des vaincus, de s’assurer de médiocres garanties, elle donnerait de son propre mouvement le signal d’une crise nouvelle où elle semblerait jeter le défi aux événemens.

Cette crise, aucune politique sérieuse n’est intéressée à la provoquer par une extension de la guerre ou par un système d’agitation qui ajouterait inévitablement aux périls et aux complications de la guerre. La Turquie y jouerait peut-être son existence, l’Europe y compromettrait à coup sûr son repos ; tout le monde aurait à y perdre, et, ce qu’il y aurait certainement de plus sage, serait non-seulement de proposer, sans plus de retard, une action collective, mesurée, définie des gouvernemens, mais encore de ne pas laisser l’opinion des divers pays s’égarer dans toute sorte de rêves, de fantaisies et de projets dépassant la réalité. Là est un autre danger aujourd’hui. On tend à créer des mouvemens d’opinion plus ou moins sincères, plus ou moins factices, qui n’ont d’autre résultat que de mêler les ardeurs et les mobilités de la passion publique à une affaire déjà si grave en imposant à la raison des cabinets une œuvre plus difficile et plus épineuse.

La Russie, il y a quelques mois, se plaçait évidemment sur le meilleur terrain lorsque le prince Gortohakof, dans une dépêche adressée à l’ambassadeur du tsar à Londres, au comte Schouvalof, s’étudiait à préciser la politique du cabinet de Saint-Pétersbourg. Le chancelier russe, qui a l’art des nuances, n’avait nullement l’intention de laisser supposer qu’il croyait à la durée indéfinie de l’état anormal existant dans l’empire ottoman, qu’il voulait enchaîner l’avenir. Au moment présent, il ne voyait rien pour remplacer cet empire, et une catastrophe qui l’emporterait tout à coup risquerait d’être aussi désastreuse pour l’Europe que pour l’Orient. Il n’y avait donc rien de mieux à faire que d’affermir, d’étayer la situation qui existe par une amélioration sérieuse du sort des populations chrétiennes, et ce résultat ne pouvait être atteint que par une entente générale des grandes puissances. En un mot, le chancelier russe s’abstenait de désirer une crise décisive, parce qu’il ne trouvait pas « la matière mûre pour une solution. » C’était de la sagesse sans illusions, sauvant tout sans rien compromettre. Malheureusement, depuis que l’Orient est troublé par la guerre, la société russe, moins diplomate que le prince Gortchakof, ne cherche même pas à déguiser l’ardeur de ses