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COUSIN ET COUSINE.

croire aux passans que c’est tous les jours dimanche. Je veux que l’on m’enterre à l’ombre de ce clocher.

— N’oubliez pas nos conventions, dis-je en riant ; sinon, je vous abandonne.

Bientôt nos pieds foulèrent le sol du domaine de sir Richard Serle. On nous avait prévenus que le parc restait ouvert aux visiteurs et que les curieux étaient parfois admis, sur leur demande, à parcourir le manoir.

Dans le vaste enclos plus d’un éperon des grandes collines voisines se perdait sur des pentes boisées, dans des vallons dont on n’apercevait pas les limites. Ici l’homme n’avait rien tenté pour gâter la nature. Tout poussait, libre et sauvage, comme dans la villa d’un prince italien trop pauvre pour payer des jardiniers : jamais je n’ai vu une propriété anglaise afficher un tel air d’innocence. Les nuages venaient justement de se dissiper, et nous jouissions d’une des douze journées vraiment exquises que le ciel accorde au climat anglais, — journées d’une pureté inconnue sous des latitudes plus clémentes. On eût dit que la douceur de l’atmosphère venait de faire éclore les primevères qui étoilaient les avenues ombragées.

Après avoir franchi la région extérieure de la propriété, nous pénétrâmes dans le cœur même du parc par une grille dont le temps avait détruit les dorures. Là les pentes devenaient plus douces, les arbres plus espacés, et les daims apprivoisés broutaient au bord d’un cours d’eau qui descendait des collines. Alors seulement nous vîmes se dresser au milieu des terrasses et des parterres d’un immense jardin la sombre façade du manoir, dont la construction remontait à l’époque de la reine Élisabeth.

— Vous pouvez errer ici comme un prince proscrit autour du domaine de l’usurpateur, dis-je à mon compagnon.

— Et penser qu’il y a des gens qui ont joui de tout cela pendant des siècles ! s’écria Serle. Quelles légendes, quelles histoires raconteraient ces vieux chênes, s’ils avaient une voix ! Je vois surgir devant moi mille visions de mon passé, tel qu’il aurait pu être.

Il se tut, puis reprit tout à coup en se tournant vers moi d’un air irrité : — Ah ! pourquoi m’avez-vous conduit ici ! pourquoi m’avoir infligé le supplice de ces vains regrets ?

À ce moment passa près de nous un domestique en livrée qui se dirigeait vers la maison. Je l’interpellai et lui demandai si nous aurions quelque chance d’être admis. Il répondit que sir Richard était absent, mais que la femme de charge consentirait sans doute à faire les honneurs.

— Allons, dis-je à Serle en lui prenant le bras, videz la coupe, bien qu’il se mêle beaucoup d’amertume à sa douceur.