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réputation. On parle d’un fantôme qui vient sangloter de temps en temps autour de la maison, — le fantôme d’une de ses victimes, une femme séduite, puis abandonnée à son maliieureux sort.

— Ô frère ! s’écria miss Serle.

— Vous n’y croyez pas, naturellement, dit le frère. Vous dormez trop bien pour entendre sangloter qui que ce soit.

— Je tiens mon fantôme ! Comme je voudrais l’entendre ! dit mon compagnon dont les yeux brillèrent. Pourquoi ces sanglots ? Je vous en prie, racontez-nous la merveilleuse histoire !

Sir Richard le contempla d’un air étonné, se recueillit un instant comme pour rappeler ses souvenirs ou comme un improvisateur à la recherche d’un sujet, puis commença, après avoir tambouriné sur la table un prélude exécuté par les cinq doigts de sa main gauche. Je ne répéterai pas son récit, bien qu’il sût le rendre très intéressant. Il s’agissait d’une jeune paysanne séduite qui, chassée d’abord par son père, puis par les parens du séducteur, était morte dans Locksley-Park au milieu d’une tempête de neige.

— Pauvre fille ! dit miss Serle. Chaque fois que le vent mugira, je me figurerai que c’est elle qui se lamente.

— Ô vous, ma cousine, vous n’avez rien à craindre ; vous êtes trop bonne pour que personne songe jamais à s’en prendre à vous. Moi, c’est autre chose. Songez donc ! Je serais fâché de ressembler en tout à mon infidèle homonyme, mais je lui ressemble physiquement. Si la délaissée allait s’y tromper ? Je ne vois pas trop ce que je pourrais faire pour la consoler, car je ne suis moi-même qu’un fantôme.

Son hôte le regarda d’un air intrigué et dit en souriant :

— Ma foi, on le croirait presque.

— Mon frère, mon cousin, voilà d’horribles plaisanteries ! s’écria miss Serle.

Si horribles qu’elles fussent, elles possédaient évidemment un attrait pour mon ami dont l’imagination, engourdie par le froid contact de son hôte, commençait à se réveiller. Il se mit à voyager dans le pays du bleu comme s’il eût passé son existence dans la société d’Ariel et de Titania. Il cessa de se contenir et donna un libre cours à ses idées fantasques. Il semblait s’inspirer de la poésie sauvage des sites environnans. L’enthousiasme avec lequel il parla de l’antique manoir aurait dû ravir le propriétaire, qui pourtant ne se montra guère flatté.

— Quel dommage que la vieillesse n’embellisse que les monumens ! dit-il enfin en tombant dans la prose après un de ses accès de lyrisme. C’est qu’aussi ils se laissent doucement caresser par elle, tandis que son approche nous révolte et notre résistance la rend cruelle.