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COUSIN ET COUSINE.

— Ce matin, en me coiffant, j’ai trouvé un cheveu blanc, dit miss Serle.

— Déjà ? J’espère que vous l’avez respecté ?

— Je l’ai regardé très longtemps sans trop me révolter, répliqua la cousine en riant.

— Pendant bien des années encore, dis-je à mon tour, miss Serle pourra se moquer des cheveux blancs.

— Dans dix ans, j’aurai quarante ans.

— C’est mon âge, dit Serle. Ah ! si j’étais venu ici il y a dix ans ! J’aurais eu plus de temps pour jouir du festin, mais je me serais senti moins d’appétit au lieu d’arriver affamé.

— Pourquoi donc attendre jusqu’à ce que vous fussiez affamé ? demanda sir Richard.

— Pure sottise de ma part, mon cher monsieur. Je me figurais qu’il fallait être très riche pour voyager et j’avais de bonne heure jeté mon argent par les fenêtres. Enfin quand je suis parti, mes poches étaient presque vides.

Le maître de Locksley-Park toussa.

— Alors… vos ressources sont limitées ? demanda-t-il avec une certaine hésitation.

— Limitées ? répéta mon ami en saluant, vous êtes vraiment trop poli envers elles.

Notre hôte poussa une petite exclamation qui ressemblait à un grognement. Jamais il n’avait entendu un pareil aveu exprimé avec une telle légèreté. On voyait qu’il ne savait trop s’il devait rire ou se formaliser. Après avoir vidé son verre, il me lança un regard interrogateur que le coupable saisit au passage.

— Oh ! quant à lui, dit-il, ses ressources sont illimitées ; il pourrait acheter Locksley-Park.

Je crois qu’il avait bu un peu trop de vin de Porto. Son œil fiévreux et le ton de sa voix m’avertirent que toute observation de ma part aurait pour résultat de l’irriter ou de l’exciter. Comme nous nous levions de table, il se pencha vers moi et me dit à voix basse :

— C’est la nuit fatale, la nuit de la destinée !

Les grands appartemens du rez-de-chaussée avaient été éclairés en notre honneur. Ils gagnaient, affirma notre hôte, à être vus à la clarté des lampes et des bougies. Pour ma part, je trouvai que la lueur projetée sur les sombres panneaux, sur les vieilles tapisseries, sur les plafonds et les tableaux donnait aux salles un air de tristesse mystérieuse. Cette fois, le maître lui-même daigna nous servir de guide. En dépit de la confession maladroite de son cousin, — car en Angleterre, comme dans beaucoup d’autres pays, la pauvreté est un vice impardonnable, — il s’adressait de préférence à lui, et je restai un peu en arrière avec miss Serle. Le propriétaire