Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 17.djvu/573

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Comment s’est-il défait de l’intolérance passionnée dont la plupart de ses compatriotes, au grand détriment de leurs intérêts, feront preuve ? Ce sentiment si ardent, si vivace, aux jours des premières ferveurs de la réforme, peut-être le capitaine du Primerose l’a-t-il insensiblement usé à tous les angles du vaste monde que depuis onze ans il parcourt. Ce qui est certain, c’est que Jenkinson nous paraît contempler avec un merveilleux calme « des temples remplis d’idoles, un royaume encombré de mornes, de nonnes et de prêtres ; » il verra même sans indignation le fils belliqueux de Basile humilier la pourpre impériale devant les pompes sacrées de l’église, « rendre au métropolitain de Moscou les honneurs que ses sujets lui rendent à lui-même. » Cette indifférence philosophique est d’un bon augure. Jenkinson n’en sera que plus apte à juger le peuple de saint Vladimir et d’Alexandre Newski. La nationalité du peuple russe, c’est sa foi ; sans elle, il eut eu le sort de la nation mongole. Coupez le lien qui réunit la gerbe et essayez ensuite de rassembler les épis !

« On ne trouverait pas en ce pays, racontait naguère Chancelor, un homme sur dix qui soit en état de réciter le Pater noster. La plupart des Russes se contentent de murmurer : « Gospodi pomiloui ! Seigneur, ayez pitié de moi ! » Les interrogez-vous sur le dogme, « Ce sont choses, répondent-ils, dont en ne peut parler que dans les églises. » Était-ce donc après tout si mal répondu ? Les discussions théologiques ont fini par ouvrir les portes de Constantinople aux Turcs ; la foi routinière et silencieuse du moujik continuera de fermer les portes de Moscou aux Tartares. La souveraineté spirituelle de l’église russe, malgré l’incontestable ascendant dont un consentement unanime l’investit, ne semble pas d’ailleurs avoir porté atteinte aux droits de la couronne ; en tout cas, elle m’en a pas diminué les revenus. « Les moines, nous raconte ce pilote-major qui arrive d’un pays où l’on vient de se partager les biens du clergé, possèdent deux fois autant de terres que le duc lui-même, mais le duc n’y perd rien. Les moines arrachent aux pauvres et aux simples leur argent ; le duc, par un ordre, se le fait remettre. Un abbé vient-il à mourir ? le duc saisit à l’instant ses biens meubles et immeubles ; le successeur est obligé de les racheter. De cette façon, les meilleurs fermiers du duc sont les moines. » Que le peuple russe ne prie jamais Dieu, comme viendra plus tard nous l’affirmer maint Anglais, qu’il croie avoir mérité le ciel dès qu’il a invoqué le nom de saint Nicolas et frappé la terre du front devant les saintes images, la chose regarde les théologiens ; ce qui importe à la paix de l’état, c’est que ce peuple, tout aussi occupé que les Anglais de mériter les récompenses éternelles, mette au rang de ses devoirs envers la Divinité l’obéissance la plus absolue aux ordres