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ces aberrations de leur jeunesse. Quelle est la valeur de cette excuse ? On en jugera.

Nous avons vu que dans les idées saint-simoniennes l’individu social est un couple : toute fonction doit être remplie à la fois par l’homme et la femme. Le prêtre doit être homme et femme. Il suit de ces principes que la révélation du dogme ne sera pas complète tant que la femme ne sera pas jointe à l’homme, tant qu’à côté du « père » il n’y aura pas la « mère. » Sans doute, pour ce qui concerne la propriété et la religion, la parole de l’homme a suffi (on ne voit pas pourquoi) ; aussi là est le dogme incontesté ; mais la constitution de la famille touche essentiellement au rôle de la femme. Comment donc en pourrait-on décider sans elle ? Par conséquent, jusqu’à l’avènement de la femme, jusqu’à ce que la femme ait « parlé, » il ne peut y avoir de la part de l’homme que des propositions et non pas des résolutions. Bien plus, lorsqu’on reprochait à Enfantin la grossièreté de ses vues (c’était l’objection de sa cousine Thérèse), il répondait qu’il était en effet « grossier, » parce qu’il était « homme » et qu’il parlait « seul, » que cela même prouvait la nécessité d’appeler la femme. Il ajoutait que ce qu’il proposait n’était « qu’une limite » et une limite extrême ; que la femme seule aurait autorité pour décider le point juste où l’on s’arrêterait entre cette limite et le mariage chrétien ; que l’homme ne pouvait d’avance restreindre la liberté de la femme, mais que la femme déciderait si elle voulait jouir de cette liberté. A elle seule appartenait de proclamer « le code de la pudeur. » Il fallait donc « faire appel à la femme » et la laisser libre de formuler les nouvelles conditions du mariage saint-simonien. C’est ainsi qu’Enfantin, tantôt proposait, tantôt retirait ses doctrines, suivant l’occasion. On voit aisément combien était faible l’excuse invoquée ici, car, si rien ne pouvait être décidé en l’absence de la femme, le plus sage était d’attendre et de ne rien dire sur des sujets si scabreux, ou du moins de se borner, comme l’avaient fait les premiers saint-simoniens, a demander le divorce dans des conditions plus ou moins faciles ; mais alors, au lieu du mirage d’une société nouvelle qu’on voulait faire briller aux yeux, on était réduit à une banalité.

Quoi qu’il en soit, la femme fut appelée, mais elle ne vint pas. On voit encore en 1833, après la grande crise de Ménilmontant et du procès, une « mission » partir à la recherche de la « mère, » que les saint-simoniens attendaient, comme on prétend que les Juifs attendent le Messie. « O mère, disaient-ils, tarderas-tu longtemps encore ?[1]. » A Genève, où ils avaient cru la trouver dans la patrie de Rousseau, on leur jetait des pierres ; on faisait croire au

  1. Voyez la brochure intitulée : 1833, ou l’Année de la mère, Toulon 1834.