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peuple que cette « mère » dont il était tant question était la duchesse de Berry ; d’autres disaient que c’était la république. Telles furent les dernières convulsions d’une secte tombée dans le ridicule et dont les dernières phases avaient été extravagantes. Sans doute, il est toujours fâcheux de voir la pensée humaine traduite devant le pouvoir civil : on voudrait pouvoir dire que l’opinion, quelle qu’elle soit, doit être toujours libre ; mais qui fixera la limite entre l’opinion et les actes ? Il est vraisemblable d’ailleurs que même sans l’intervention judiciaire, le saint-simonisme eût fini de lui-même, épuisé et tué par ses propres excès : peut-être eut-on tort de lui donner l’honneur d’une fin plus brillante et l’auréole d’une persécution. Quoi qu’il en soit, après la condamnation d’Enfantin et de ses amis, on peut dire qu’il y eut encore des saint-simoniens, mais il n’y eut plus de saint-simonisme. Tous se séparèrent et rentrèrent dans la société, où ils se firent, du moins un grand nombre d’entre eux, remarquer par leurs talens distingués dans les genres les plus différens. Les uns ont attaché leur nom aux plus grandes entreprises commerciales et industrielles de notre temps, d’autres à l’établissement de la liberté du commerce, si opposée à leurs anciennes vues théoriques, d’autres à l’éducation populaire et à la propagation des connaissances utiles ; ils peuvent revendiquer aussi une part dans un des plus vastes travaux du siècle, le percement de l’isthme de Suez, dont ils ont préparé le succès par des études préliminaires. Ils ont popularisé, trop peut-être, l’idée des grands travaux publics et des emprunts populaires. En un mot, peu d’écoles ont réuni un plus grand nombre d’esprits brillans, audacieux, inventifs. Il faut leur savoir gré des pensées généreuses qui les animaient, de leur foi ardente : glacés, désenchantés aujourd’hui par les événemens, nous ne devons pas leur reprocher, peut-être pouvons-nous envier leurs chaudes et brillantes espérances, et ce vif amour de l’humanité qui les obsédait. Il est à regretter que de leur système il soit resté si peu d’idées pratiques, quoiqu’ils fussent personnellement doués à un haut degré des facultés pratiques. Il faut regretter qu’ils aient poussé l’opinion démocratique dans un sens où elle n’avait que trop de penchant, à savoir l’absorption de l’individu par l’état. Ils ont eu par là leur part de responsabilité dans l’établissement de l’empire, avec lequel ils ont en général trop complaisamment sympathisé ; mais surtout on reprochera à cette école, et en particulier à son dernier chef, qu’elle appelait le père, de s’être laissé glisser sur la pente dangereuse d’une des doctrines les plus énervantes et les plus honteuses, le mysticisme sensuel et voluptueux.


PAUL JANET.