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les puissans qui abusent de leur force, et ce n’est pas un cabinet whig qui au printemps de l’année dernière a défendu la France à Berlin.

Il y a toujours du mélange dans toutes les passions humaines et en particulier dans les passions politiques ou religieuses de nos bons voisins d’outre-Manche. On ne saurait sans la plus criante injustice leur refuser la faculté de ressentir des enthousiasmes sincères et des indignations désintéressées ; mais la vivacité avec laquelle ils les expriment témoigne du désir qu’ils éprouvent d’interrompre par de fortes distractions le train monotone de leur vie et de se prouver à eux-mêmes qu’ils ont des nerfs. N’a-t-on pas dit, il y a longtemps, que le propre des Anglais est de se procurer tous les deux mois une violente émotion et de s’ennuyer en l’attendant ? Ils ont plus que tout autre peuple la passion des spectacles, et il faut renouveler souvent l’affiche ; on se blase sur tout, même sur les prédications des revivalistes américains. On parle beaucoup de la légèreté, de l’inconstance, de la versatilité française ; sous le ciel brumeux de nos voisins, le vent saute parfois du nord au sud et de l’est à l’ouest avec une inconcevable rapidité. Il y a quelques semaines, l’Angleterre approuvait sans réserve la politique du ministère tory ; elle le louait également d’avoir fait grise mine au mémorandum de Berlin et d’avoir envoyé une flotte dans la baie de Besika ; elle se félicitait d’être représentée dans les circonstances présentes par un gouvernement résolu, qui parlait haut et ne craignait pas d’agir. Tout à coup elle a condamné ce qu’elle venait d’approuver. Une notable partie de la nation ne voit plus dans lord Beaconsfield qu’un politique au cœur léger, un dangereux étourdi, et M. Gladstone, dont elle ne voulait plus entendre parler, a subitement reconquis sa faveur. Comment expliquer ce revirement aussi brusque qu’inattendu ? Sans contredit, les Circassiens et les bachi-bozouks ont commis des atrocités dans le sandjak de Philippopolis et ailleurs ; mais si philanthrope qu’on soit, encore faut-il être juste, et qui peut en bonne foi rendre lord Beaconsfield et le comte Derby responsables des massacres de Batak et d’Avrat-Alan ? La vérité est qu’après s’être applaudie d’avoir un gouvernement résolu, la bourgeoisie anglaise s’est prise à craindre qu’il ne le fût trop et qu’il ne la lançât dans quelque coûteuse aventure. Elle trouve fort bien que ses gouvernans soient fiers, mais elle désire que leur fierté ne lui fasse courir aucun hasard. Il faudrait pourtant choisir : on est toujours fier dans ce monde à ses risques et périls, et quand on ne veut rien risquer, il faut prendre philosophiquement son parti et graver sur. sa porte, avec une bonne épingle de Manchester, cette inscription : Ici on ne se brouille avec personne et on se déclare satisfait de tout ce qui peut arriver ; otium sine dignitate, voilà notre devise.

Lord Beaconsfield disait dans son discours d’Aylesbury que le peuple anglais est le peuple du monde qui s’enthousiasme le plus facilement. « Le danger, ajoutait-il, est que des politiques artificieux exploitent au