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profit de leur ambition de nobles sentimens et s’en servent pour arriver à leurs fins perverses. » L’expression est bien forte ; en changeant de nom, le spirituel auteur de Coningsby n’a point changé de style, et il se soucie peu de ménager ses termes. A qui persuadera-t-il que M. Gladstone soit un scélérat ? Ce qui est hors de doute, c’est que l’animosité virulente déployée par certains orateurs dans de récens meetings a prouvé que la France n’est pas le seul pays où l’esprit de parti l’emporte quelquefois sur le patriotisme. Dans un moment où le gouvernement anglais doit conduire en Europe d’importantes et difficiles négociations, ils ont travaillé autant qu’il était en eux à diminuer son prestige, à affaiblir son autorité. Leur plus grand tort est d’agiter et d’ameuter la nation contre lui, sans avoir aucun programme sérieux et nettement défini à substituer au sien. Ils combattent avec acharnement sa politique, qui est la politique traditionnelle de la Grande-Bretagne. Par quoi veulent-ils la remplacer ? Par des expédiens chimériques, qu’ils ne proposent peut-être qu’avec une demi-conviction.

M. Gladstone est sans contredit l’un des meilleurs chanceliers de l’échiquier que l’Angleterre ait jamais eus ; personne ne s’entend mieux que lui à mettre un budget en équilibre ; c’est là son génie propre. Par son application, il a acquis d’autres aptitudes ; par exemple il est devenu, à la sueur de son front, un théologien de quelque compétence ; mais ses compatriotes ont toujours douté qu’il y eût en lui l’étoffe d’un grand politique. La brochure intitulée Bulgarian horrors ne porte pas la marque d’un homme d’état ; c’est l’œuvre d’un philanthrope qui s’intéresse aux opprimés, et d’un chef de parti qui décharge sa bile échauffée, — car depuis que les Irlandais ont trahi sa confiance et que leur défection l’a forcé de quitter le pouvoir, M. Gladstone est devenu bilieux, et il soulage son cœur en écrivant des brochures d’une éloquence amère. Nous doutons que la prophétie de lord Beaconsfield se réalise et que M. Gladstone se repente jamais d’avoir publié son factum, qui lui a refait une popularité dans la classe ouvrière et dans la bourgeoisie. C’est exiger beaucoup que de demander à un homme d’état de se repentir d’une faute dont son ambition a retiré quelque profit ; mais quand M. Gladstone se retira de sang-froid, peut-être regrettera-t-il de s’être trop livré à ce penchant à l’emphase qui gâte son remarquable talent oratoire. Nous ne voyons pas ce qu’il a pu ajouter à la force de la cause généreuse qu’il défendait en traitant d’orgies sataniques, fell satanic orgies, les criminelles représailles des bachi-bozouks, et en affirmant qu’il n’est pas dans les îles de la mer du Sud un seul cannibale qui ne bouillonnât d’indignation au récit de ces horreurs. Certains historiens ont essayé de nous persuader que Marat était un philanthrope méconnu dont l’âme renfermait des trésors de tendresse cachée. Le cannibale au cœur sensible est une invention particulière à M. Gladstone.

N’est-ce pas aussi montrer trop d’amour pour l’hyperbole que de