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retourne au jeu, en déployant dans toute sa hauteur une taille élégante. Quant au visage, on peut le contempler sans admiration peut-être, mais non pas toutefois passer auprès de lui avec indifférence : — Est-elle belle ? se demande Deronda, ne l’est-elle pas ? Est-ce le bien, est-ce le mal qui domine dans cette physionomie ? Le mal sans doute, car à sa vue on est troublé plutôt qu’attiré, l’être tout entier ne consent pas à la séduction qu’elle exerce. — Cependant Deronda continue de suivre les mouvemens gracieux de cette sylphide problématique, tandis qu’elle s’avance avec résolution pour déposer son enjeu. L’étrangère gagne et, tandis que ses doigts effilés ramassent l’or, puis le placent de nouveau sur la carte gagnante, elle laisse errer autour d’elle un regard trop superbement calme pour qu’il soit possible de n’en pas croire la froideur affectée. Ce regard rencontre par hasard celui de Deronda ; elle voudrait le détourner et n’y parvient qu’avec effort. Le sentiment que cet homme vient de la toiser pour ainsi dire et qu’il la juge d’en haut comme un être inférieur la cingle violemment ; ce mélange d’angoisse et de colère qu’elle a ressenti n’amène pas le sang à ses joues, il le chasse au contraire de ses lèvres. L’influence du mauvais œil pèse sur elle apparemment ; son enjeu est perdu, elle le remplace par un autre et perd encore. Au fond, elle ne se soucie point du gain matériel ; c’est l’excitation qui lui plaît. Depuis qu’elle a commencé à jouer avec quelques napoléons au fond de sa bourse, la chance n’a pas cessé de lui être favorable, et elle en tire une sorte d’orgueil comme elle ferait de toute autre suprématie. Y renoncer lui coûte fort. Sans lever les yeux, elle sent que ceux de l’inconnu sont sur elle ; cette pression vague devient peu à peu une torture ; raison de plus pour afficher l’insouciance et continuer avec obstination. L’amie qui l’accompagne lui touche le coude et l’engage à quitter la table. Pour toute réponse, elle met dix louis sur la même carte ; l’instinct d’une résistance enragée domine chez elle toute autre impression, et d’ailleurs, puisqu’elle ne gagne plus extraordinairement, il s’agit de perdre extraordinairement encore. Toute sa préoccupation est de maîtriser ses nerfs et de ne rien laisser paraître de ce qui l’agite intérieurement. Tout le monde l’observe, mais la seule observation dont elle ait conscience est celle de Deronda. Ces sortes de drames ne se prolongent pas ; déjà la catastrophe est prochaine : — Faites votre jeu, mesdames et messieurs, dit la voix automatique de la destinée sous la moustache du croupier, et la jeune fille hasarde tout l’argent qui lui reste. — Le jeu ne va plus, déclare le destin. — Alors, quittant la table, elle se tourne vers Deronda. Il y a comme un sourire d’ironie dans les yeux expressifs de celui-ci. — N’importe, se dit-elle, il admire mon intrépidité autant que ma personne ; ce n’est pas là un de ces philistins qui se croient