Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 17.djvu/834

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
I

Le rideau se lève sur le salon de jeu d’une ville d’eaux en Allemagne. Autour du tapis vert sont réunies une soixantaine de personnes, parmi lesquelles bon nombre de simples spectateurs. Ceux qu’absorbent réellement les évolutions de la rouge et de la noire offrent l’échantillon de toutes les variétés du type européen : des Livoniens, et des Espagnols, des Grecs, des Italiens, des Allemands de différentes classes, des Anglais appartenant tant à l’aristocratie qu’à la plèbe ; ici du moins triomphe le principe de l’égalité. La petite main scintillante de bagues d’une comtesse effleure presque une espèce de pince de crabe appartenant à un visage carré, hâve et durci, avec des yeux enfoncés, des sourcils grisonnans, des cheveux rares. Est-il un autre endroit du monde où la fière lady consentirait à s’asseoir auprès de cette figure féminine flétrie comme les roses artificielles de sa coiffure, prématurément vieille, d’une vieillesse caractéristique, et tenant sur ses genoux un sac de velours râpé ? Tout à côté d’elle aussi se prélasse un honorable boutiquier de Londres. L’argent qu’il gagne commercialement à la noblesse et à la bourgeoisie lui permet de prendre des vacances élégantes en leur société. Pour lui, le jeu est non pas une passion, mais un loisir lucratif. Tout le mal serait, là comme ailleurs, dans le fait de perdre ; or il ne perd pas ; son plaisir est donc innocent, et il a l’extrême jouissance de sentir qu’il partage les goûts des gens les plus titrés, qu’il est leur pareil sous ce rapport. Un peu plus loin, un Italien, beau comme Apollon, place sur la table une pile de napoléons, aussitôt balayée par sa voisine à pince-nez et à perruque. Une faible lueur passe dans le regard éteint de la vieille femme, mais le dieu de marbre reste impassible, comptant sans doute sur quelque système qui lui permet de tenir le destin sous son pied. Même confiance chez ce libertin usé qui lorgne les délices de la vie à travers son monocle et dont la main tremble lorsqu’il la tend pour avoir de la monnaie. C’est un songe favorable, ou bien encore la persuasion que le 8 du mois est un jour de veine, qui lui inspire cette audace frémissante. Si chacun, des joueurs diffère de son voisin, il y a chez tous cependant une même uniformité de physionomie négative, pareille à un masque, laquelle ferait croire qu’ils ont sans exception bu quelque drogue dont l’effet pour le moment est d’imposer au cerveau de celui-ci et de celui-là une même action monotone.

Le regard de dégoût que Daniel Deronda promène sur cette foule avilie change d’expression en s’arrêtant soudain sur une jeune fille qui, après s’être penchée à l’oreille du chaperon qui l’accompagne,