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qu’elle-même, leurs yeux sont de niveau ; quand il l’aborde, aucun sourire n’effleure ses lèvres, il est toujours maître de lui, son aisance parfaite la frappe d’abord. Si en levant son chapeau il laisse voir un front chauve encadré seulement d’une frange légère de cheveux roux, il montre en même temps une main de forme exquise ; ses traits sont régulièrement beaux ; les favoris un peu clair-semés affectent eux-mêmes une ligne perpendiculaire. Il serait impossible à un être vivant de paraître plus absolument dépourvu d’animation. Le teint a la blancheur fanée d’un teint d’actrice au jour, les longs yeux gris à peine ouverts n’expriment que l’indifférence, la voix traîne languissamment sur chaque mot. D’ailleurs ces manières froides, polies et distinguées de Grandcourt paraissent à Gwendoline de meilleur goût mille fois qu’un vulgaire empressement. Il cause avec elle, et le peu qu’il dit laisse deviner un homme blasé ; à trente-cinq ans en effet Grandcourt a essayé de tout et est revenu de tout, même de la chasse au tigre. Sans doute il est revenu de la danse d’abord, et cependant au bal des Archers il invite Gwendoline pour un quadrille. Sa préférence, ne fût-elle qu’à peine indiquée, est éminemment flatteuse ; devant lui, la fière jeune fille sent diminuer un peu sa confiance en elle-même. Grandcourt la déconcerte, bien qu’elle s’efforce de se donner le change en redoublant de coquetterie mutine. Ce joli jeu doit plaire à un raffiné qui, sûr du dénoûment, n’est pas pressé d’y arriver et se garderait au contraire de gâter par trop de précipitation la mise en scène préliminaire. Il ne perd pourtant pas de vue son but une seconde. Venir à bout des caprices de Gwendoline le tente autant pour le moins que s’il s’agissait de dompter un cheval difficile. Le suprême plaisir pour lui, le seul peut-être qu’il soit encore capable de goûter dans sa plénitude, c’est la domination. Il nous fera voir bientôt quelle sorte de tyran forme parfois l’éducation anglaise athlétique et brutale, tout au moins faite pour développer de rudes instincts, et les résultats que peut avoir dans une vie forcément oisive et dissipée cette combativité si utile quand elle s’exerce contre les difficultés matérielles. Grandcourt, qui passe pour aimer les chiens parce qu’il en a une demi-douzaine sans cesse autour de lui, trouve une cruelle jouissance à tenir leurs élans et leurs caresses en échec, à susciter entre eux des jalousies, à les faire souffrir et plier. Il agit de même avec tous les êtres qui dépendent de lui, mais Gwendoline ne le sait pas, bien qu’elle sente en sa présence une vague et inexplicable contrainte. Elle a foi dans son propre pouvoir et se méprend sur le sens de cette irréprochable courtoisie qui, si l’on s’arrête à la forme, peut être prise pour une promesse de servage.