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intentions, le sophi donna l’ordre de mettre à mort le fils du Grand-Turc, sultan Bajazet. Ce Bajazet passait pour un vaillant prince. Il était venu chercher un asile à la cour du sophi et y résidait depuis quatre ans. Le Turc demandait qu’on lui remît son fils ; le sophi se refusait à le livrer. Quand le prince eut été tué suivant le désir des Turcs, le sophi envoya sa tête au grand-seigneur. Ce père dénaturé la reçut comme la plus agréable offrande que son récent allié pût lui faire[1]. »

Pendant que Jenkinson était à Shamaki, le sophi probablement hésitait encore, ou du moins tenait-il à jeter jusqu’à nouvel ordre un voile sur ses desseins. Jenkinson fut adroitement sondé dès cette époque par le roi de Shirvan, — c’est sous ce nom que l’envoyé de la reine d’Angleterre a pris l’habitude de nous désigner depuis quelque temps le roi d’Hircanie. « Les Anglais, lui demanda un jour Obdolokan, sont-ils les amis des Turcs ? — Jamais, s’empressa de répondre Jenkinson, nous n’avons vécu en bonne intelligence avec eux. » Parole imprudente dont l’envoyé d’Elisabeth, mis par le rusé Hircanien hors de garde, eut plus tard sujet de se repentir ! « Les Turcs, avait ajouté, croyant faire acte d’habileté profonde, le pauvre Jenkinson, ne nous laissent pas traverser leur pays pour pénétrer dans les possessions du sophi. Il y a une nation, peu éloignée de nous, qui vit au contraire dans une grande intimité avec les Turcs. Cette nation s’appelle les Vénitiens. C’est elle qui transporte dans les domaines du Grand-Turc nos marchandises et qui nous en rapporte en échange des soies grèges. Nous pensons que ces soies doivent venir de Perse. S’il plaisait au sophi et aux autres princes de ce royaume de laisser nos marchands commercer directement dans leurs provinces, s’ils voulaient bien nous accorder des passeports et des saufs-conduits, comme le Turc en a octroyé aux Vénitiens, la Perse serait approvisionnée de nos produits et aurait une issue facile pour les siens, quand bien même il ne viendrait jamais un Turc sur ses terres. »

Le roi d’Hircanie parut très bien comprendre ce raisonnement et s’en montra charmé. « Il allait, assura-t-il, en écrire au sophi. Le sophi s’empresserait sans doute de concéder un privilège qui ne devait pas offrir de moins sérieux avantages à ses sujets qu’aux sujets de la puissante reine d’Angleterre, de France et d’Irlande. » Mais, hélas ! c’est surtout en Orient que la distance est grande de la coupe aux lèvres. Un ambassadeur qui venait de payer 400,000 pièces d’or la tête de Bajazet n’était pas un ambassadeur

  1. Réfugié en Perse le 7 juillet 1561, Bajazet aurait été mis à mort, s’il en faut croire les annales ottomanes, le 25 septembre de la même année. Le voyageur anglais nous fournit d’autres dates ; les détails dans lesquels il entre ne seraient-ils pas de nature à faire pencher la balance de son côté ?