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« nouvelle société russe. » En tout cas, solution bien étrange, plus qu’étrange en vérité, si l’on considère quel soin méticuleux a pris l’auteur d’accumuler toutes les circonstances qui pouvaient ajouter au cynisme de ses personnages et à l’odieux de leur situation : Kirsanof, l’unique ami de Lopoukhof, Véra, tirée par Lopoukhof de la plus honteuse famille et sauvée du plus triste mariage, Lopoukhof, dévoué jusqu’au sacrifice, et ce surprenant accord qui termine le roman !

Et maintenant remarquez bien que l’auteur, M. Tchernychefsky, n’est rien moins qu’un romancier. Je ne veux pas dire seulement par là qu’à peine de loin en loin dans son livre rencontre-t-on quelque ombre des qualités du romancier, mais je voudrais avertir le lecteur que c’est ici l’œuvre d’un économiste. Le grand ouvrage de M. Tchernychefsky, celui qui le plaça naguère à la tête du radicalisme russe, ce n’est pas un roman, c’est l’Economie politique jugée par la science, critique et réfutation des Principes d’économie politique de Stuart Mill. Le roman n’a été pour lui qu’un moyen, qu’une tentative pour convertir à ses idées économiques un plus grand nombre d’adeptes, pour mettre la bonne nouvelle à portée d’un public plus vaste, et c’est là l’intérêt d’une rapsodie que comme œuvre d’art le lecteur est à même de juger. Que ce roman mal conçu, mal exécuté, ait eu d’ailleurs un succès éclatant en Russie, s’il est mauvais, il ne nous importe guère, et ce n’est pas affaire à la critique d’accepter et de discuter le succès par cela seul qu’il est le succès. Ce n’est pas tout que de réussir et il faut encore mériter son succès ; mais enfin, tel quel, ce roman a passé, passe encore pour une sorte d’évangile du nihilisme russe. Et s’il était nécessaire d’excuser la longue analyse que nous avons essayé d’en faire, il nous suffirait de rappeler que dans un récent et substantiel ouvrage, un des hommes d’Allemagne qui connaissent le mieux, le plus intimement, la Russie contemporaine, et qui la connaissent d’original, n’a pas consacré moins de vingt pages à l’exposition des idées de M. Tchernychefsky[1]. C’est plus de place qu’il n’a donné, plus d’honneur qu’il n’a fait à aucun autre écrivain de la Russie moderne.

Est-ce à dire que vraiment le nihilisme ait tant d’importance en Russie, que le nombre de ses prosélytes y soit considérable, et que la diffusion enfin de semblables doctrines y doive inspirer une telle crainte, ou du moins une telle préoccupation de l’avenir ? Oui et non ; il faut distinguer. Dans nos sociétés occidentales, il serait permis de ne pas accorder plus d’attention au nihilisme que nous n’en accordons au fouriérisme par exemple. Non pas qu’à tel moment donné, si les circonstances et la mauvaise fortune s’y prêtent, de dangereux esprits ne puissent essayer de faire passer ces théories dans la pratique, mais parce qu’en somme chez nous les habitudes historiques et le tempérament, national

  1. Cœlestin, Russland seit Aufhebung der Leibeigenschaft, Laybach 1875.