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ne sauraient souscrire cette abdication de la personne qui serait dans les écoles communistes le premier pas vers la sagesse. Sans doute, comme ces théories, sous un voile de générosité, ne s’adressent en fait qu’aux plus grossiers appétits de la nature humaine, elles exercent une puissance de séduction singulière sur ces natures brutales dont le fonds est une inépuisable avidité de jouir, mais au premier essai d’application elles succombent et se condamnent elles-mêmes, parce qu’en échange d’un leurre de volupté, la première loi qu’elles imposent au misérable qu’elles ont tenté, précisément est la seule chose dont il soit incapable, le renoncement à soi-même. On le voit bien, quand on repasse en esprit l’histoire des sectes américaines, l’histoire des Mormons par exemple, dont le nombre semble aller diminuant de jour en jour, pauvres gens qui, cédant à l’appât du rien faire et de la polygamie, gémissent sous un joug si pesant, que tous les observateurs s’accordent à reconnaître que la mort de Brigham Young sera le signal de la dissolution de la communauté. Ajoutez comme un autre symptôme la répulsion presque universelle que ces sectes inspirent, et refaites sur la carte les étapes de leur exode pour vous convaincre qu’elles ne doivent guère d’exister encore qu’à l’immensité des déserts américains.

Il n’en est pas de même en Russie. Là quatre siècles d’esclavage ont façonné quelque quarante millions de sens à l’abdication du vouloir, et d’ici longtemps encore n’offrent d’objet à leurs désirs que la satisfaction des appétits matériels. De plus, on dirait qu’il y a dans la nature du paysan russe un fonds de communisme, et ainsi, tandis que les aberrations du communisme occidental sont en quelque manière du domaine du rêve et de l’imagination pure, au contraire, dans les déclamations du nihilisme russe, on est tenté de voir la formule quasi scientifique des aspirations séculaires d’une race. Et le mal qu’on peut qualifier ici d’insignifiant est peut-être en Russie très grave. Évidemment nous ne saurions avoir la prétention de résoudre de semblables problèmes ; mais ne semble-t-il pas que Montesquieu soupçonnât quelque chose de ces questions auxquelles est suspendu l’avenir de la Russie quand il laissait tomber ce mot terrible : « Voyez, je vous prie, avec quelle industrie le gouvernement moscovite cherche à sortir du despotisme, qui lui est plus pesant qu’aux peuples mêmes. On a cassé les grands corps de troupe, on a diminué les peines des crimes, on a établi des tribunaux, on a commencé à connaître les lois, on a instruit les peuples ; mais il y a des causes particulières qui le ramèneront peut-être au malheur qu’il voulait fuir. »


FERDINAND BRUNETIERE.

C. BULOZ.