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Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 18.djvu/218

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peur de se heurter à un vote contraire du sénat, c’est l’aveu le plus explicite qu’on a essayé d’atteindre d’une façon détournée le résultat qu’on désespérait d’obtenir par les voies régulières. Qu’a donc fait la chambre des députés en émettant ce vote, et que ferait-elle en y persistant? Elle tenterait, pour nous servir des expressions employées par M. Dupin en 1833, « de casser violemment une chose légalement et régulièrement faite. » Ce serait un acte purement révolutionnaire. Malheureusement les bouleversemens ont été si fréquens dans notre pays, il est si souvent arrivé que tous les pouvoirs ont été réunis, pour une certaine période, entre les mains de quelques représentans élus à la hâte, que nos assemblées délibérantes, peu familières avec l’esprit juridique, se laissent facilement aller à croire que leur prérogative n’a point de limites, et qu’elles ne sont liées par rien, pas même par les lois qu’elles ont faites. Les deux chambres du parlement votèrent en 1806 l’émancipation des catholiques; le roi George, par un scrupule de conscience, refusa de sanctionner le bill d’émancipation. Ce fut donc la volonté d’un seul homme qui condamna à la plus cruelle déception la nation irlandaise presque toute entière et tous les catholiques anglais; mais cette volonté avait la loi pour elle : elle fut respectée. Les catholiques d’Angleterre attendirent encore vingt-deux ans leur affranchissement, et nul de leurs défenseurs ne leur donna d’autre conseil que de persévérer et d’attendre, parce que, si l’établissement de la liberté de conscience était d’un prix infini, la stabilité des institutions qui garantissent les droits et la fortune de tous était plus désirable encore. En France, l’attente et la lutte nous paraissent des conditions trop rigoureuses du triomphe de nos opinions ; il faut que les pouvoirs publics reflètent et traduisent immédiatement en actes toute la mobilité de nos impressions et les mouvemens les moins durables de l’opinion : ils perdent leur prestige et nous semblent déchoir, s’ils reculent devant un obstacle ou s’arrêtent devant une barrière, fût-ce celle de la loi : preuve manifeste que nous sommes mal préparés à la liberté. En effet, la condition essentielle de la liberté, c’est le respect du droit par les détenteurs du pouvoir, gouvernement et assemblées, aussi bien que par le plus infime des citoyens. Notre nation a si peu cette notion vraie de la liberté, le despotisme est tellement entré dans ses idées et dans ses instincts, qu’elle éprouve l’irrésistible besoin de conférer toujours à quelqu’un le pouvoir de s’élever au-dessus des lois. La seule différence est que les uns veulent attribuer cette omnipotence à un homme, et les autres à une assemblée.


CUCHEVAL-CLARIGNY.