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Pendant que de grands événemens se préparent dans la ville sainte, il s’y juge devant la cour d’assises un procès moins important pour l’histoire du monde que la question d’Orient, mais qui ne laisse pas d’exciter l’intérêt et la curiosité. Moscou possède une banque commerciale de prêts, dont le conseil d’administration se recrutait parmi la riche bourgeoisie marchande. Cette banque a fait une banqueroute de 8 millions de roubles, et les deux directeurs sont accusés de s’être laissés corrompre et acheter par un homme considérable, par un Allemand, le docteur Strousberg, lequel a été l’un des grands princes de la finance et de l’industrie et qu’on avait surnommé à Berlin « le roi des chemins de fer. » Les deux directeurs firent à M. Strousberg des avances successives jusqu’à concurrence de 7 millions de roubles; ils reçurent comme garantie d’abord 2,000 wagons, et plus tard, paraît-il, des papiers sans valeur. Le conseil d’administration finit par ouvrir les yeux, et le ministère public affirme que, pour endormir les défiances, on fabriqua un faux bilan, après quoi les membres du conseil qui avaient des capitaux dans la banque s’empressèrent de les retirer et vendirent leurs actions. Quelques jours plus tard, la banqueroute éclatait, et les réclamations des actionnaires ruinés remplissent, dit-on, neuf volumes.

Ce qui nous intéresse le plus dans cette triste affaire, ce ne sont pas les directeurs achetés, c’est l’acheteur, qui s’est trouvé lui-même impliqué dans le procès. Quoi qu’on puisse penser du roi des chemins de fer, il faut reconnaître que c’est un personnage important, presque historique, et l’un des hommes de notre temps qui ont le plus osé, le plus agi, le plus entrepris. Fils de ses œuvres, il s’était créé une situation presque sans pareille. C’était un véritable Napoléon des affaires et de l’industrie; il a eu son Marengo, son Austerlitz, et, entraîné par l’esprit d’aventure, il a fini par trouver son Moscou et la cour d’assises. Jadis à Berlin quelqu’un nous disait : — Il y a ici deux hommes, M. de Bismarck et le docteur Strousberg. — Quand on pense au rôle qu’a joué le docteur dans son pays, à tout ce qu’il a fait, aux prodigieuses aptitudes qu’il a déployées, on ne peut se défendre d’une mélancolique sympathie pour cette grandeur déchue, à qui la destinée a été vraiment cruelle. Arrêté à Saint-Pétersbourg, écroué à Moscou, M. Strousberg n’a pu obtenir d’être mis en liberté sous caution. Pouvait-on craindre qu’il disparût? Un roi peut-il disparaître? Sa longue détention a eu pour lui les plus funestes conséquences. En Prusse comme en Autriche, il a été déclaré failli. Si nous admettons son témoignage, sa fortune profondément atteinte par une suite d’accidens malheureux, et surtout par sa colossale mésaventure en Roumanie, ne laissait pas de monter encore à près de 38 millions de francs. Il a tant de ressources dans l’esprit que, s’il eût été là, il pouvait rétablir ses affaires; tout s’est perdu dans le gouffre de la faillite. Les créanciers hypothécaires ont fait main basse sur ses biens, ses amis