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Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 18.djvu/293

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à l’esprit d’une civilisation déjà mûre. Ne pourrait-on pas découvrir dans les lois ou les usages politiques de l’Europe, plus d’une trace qui remonte aux barbares, plus d’une coutume que la Grèce et Rome avaient connue et abandonnée? Et quand cela ne serait point, n’y a-t-il pas quelque témérité à interdire aux sociétés humaines toute voie en dehors des routes frayées, ou à prétendre que tous les peuples doivent exactement passer par les mêmes étapes ?

Dans le monde moderne se livre depuis la révolution française un grand combat. Deux principes ennemis, parés de noms et de titres divers, l’un ramenant tout à l’individu, l’autre tout à la communauté, se font une guerre dont nul ne saurait prévoir l’issue. Une époque où l’on parle tant d’association et de coopération, où des millions d’êtres humains rêvent de mutualité et de solidarité, serait-elle bien choisie pour abroger une forme de propriété qui réalise partiellement ce qui en d’autres pays semble une utopie? En lui léguant la propriété collective, le passé a chargé la Russie d’une expérience qui, une fois abandonnée, ne saurait être reprise sans bouleversement. Plus l’objet en est grave, plus il importe que l’expérience soit complète, patiente même. La Russie en doit pour ainsi dire compte à la civilisation. L’un des grands avantages du monde moderne, c’est la variété, l’individualité des peuples. Les nations sont pour la civilisation autant d’ateliers, autant de laboratoires différens et rivaux; chacune est un ouvrier ayant son génie et ses outils propres, et il y a profit à ce que toutes ne travaillent pas toujours sur le même patron et ne se copient pas sans cesse les unes les autres. Grande encore au point de vue politique, religieux, juridique, la variété est presque nulle au point de vue du droit de propriété. Seuls dans le monde chrétien, les Slaves gardent encore à cet égard quelque originalité; c’est un point sur lequel ils se devraient faire scrupule d’imiter prématurément l’Europe. Seule dans les deux mondes, la Russie est, par ses traditions et l’étendue de son territoire, à même d’expérimenter concurremment les deux modes opposés de propriété. On ne saurait beaucoup compter sur les Slaves du sud, moins avancés en civilisation et toujours exposés à la tyrannie musulmane, ou envahis par les influences germaniques et latines. Si la communauté du sol doit être mise à l’épreuve en dehors de l’île d’Utopie ou des Icaries révolutionnaires, c’est en Russie, et si l’épreuve veut être concluante, il faut qu’elle dure au moins jusqu’à la libération des terres du moujik.

Quand elle sortirait victorieuse d’une telle épreuve, il serait encore difficile de prédire les destinées de la propriété collective chez des nations où l’étendue de la terre et la densité de la population sont