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Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 18.djvu/294

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en de tout autres rapports qu’en Russie. Le communisme agraire saurait-il jamais s’implanter de nouveau dans les pays dont depuis des siècles il a été presque entièrement extirpé ? En Russie même, le régime de la communauté pourrait-il jamais reprendre assez de vigueur pour y étouffer son rival et s’y emparer de tout le sol? Un tel succès ne paraît ni probable ni encore moins prochain. En dépit des aspirations de certaine école russe, il est fort douteux que la Russie doive donner au monde un pareil exemple. Si jamais un peuple civilisé a, sous une forme ou sous une autre, recours à ce qu’on a nommé la nationalisation du sol, ce sera plutôt un pays comme l’Angleterre, où la population est dense, le sol restreint et la propriété concentrée en peu de mains. Une contrée comme la France au contraire, où, sous le régime de la propriété personnelle, la plus grande partie de la terre tend à passer dans la possession directe des cultivateurs, sera toujours peu tentée d’emprunter des institutions d’un autre âge ou d’un autre peuple pour introduire chez elle une transformation qui se fait sans cela. Dans un pays comme le nôtre, la démocratie même y gagnerait peu. Il faut se garder en effet d’exagérer les conséquences d’une telle révolution, si grande qu’elle semble. Le triomphe de la propriété collective ne serait point le triomphe du communisme ni même de l’égalité des conditions, car, si elles peuvent revivre en Russie ou ailleurs, les communautés agraires ne loferont qu’en s’adaptant à la liberté individuelle et par suite à une certaine inégalité. Quant à croire qu’il y ait là une solution complète et rationnelle de ce qu’on appelle le problème social, c’est une erreur manifeste. Peut-être serait-ce une solution dans un pays tout primitif, tout rural et agricole, tel que l’a longtemps été la Russie. Chez les peuples modernes, avec la division du travail entre l’agriculture et l’industrie, entre les campagnes et les villes, il n’en saurait être de même. Quel lot de terre donner aux millions d’habitans de nos capitales? Où prendre une dotation foncière pour les familles entassées dans nos villes, qui, grâce à l’industrie et au commerce, iront toujours en attirant dans leurs murs une plus notable partie de la population? Ce dont souffre surtout l’Europe occidentale, ce dont souffre presque uniquement la France, c’est d’un prolétariat manufacturier et urbain, et ce que certains démocrates russes nous offrent comme un remède, comme une sorte de panacée sociale, n’est qu’une recette villageoise tout au plus bonne pour les campagnes.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.