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LA
CHANSON DU JARDINIER
SOUVENIRS DE L’ARGONNE.

3 septembre. — Je ne voulais point passer à V... sans voir Tristan. Cette fois je l’ai trouvé enfoncé dans une mélancolie noire.

— Mon cher, s’est-il écrié en me serrant la main, tu arrives mal, j’ai le cerveau enveloppé de toiles d’araignée. Le présent m’ennuie, et l’avenir ne me dit rien de bon. Le monde extérieur m’apparaît comme voilé d’un brouillard qui offusque ma vue; aussi je plonge dans le passé pour échapper à toute cette brume et retrouver un coin de bleu. Je crois que ma mélancolie est causée par ces cloches de vêpres qui sonnent depuis une demi-heure à Saint-Jean. En les écoutant, il me semblait que j’étais encore enfant de chœur et je me retrouvais dans ma vieille église paroissiale, à ma place coutumière, sur la première marche de l’autel, avec ma sonnette à portée de la main. Je distinguais un coin du chœur, un plat d’étain plein de liards et la petite console où je posais les burettes... Une fois engagé dans ces chemins du temps passé, on ne les quitte plus. Tous les détails d’autrefois émergent de l’ombre avec un relief et une couleur qui tiennent de l’hallucination. Je me revoyais avec mes livres attachés à une courroie, gravissant les rues montueuses et somnolentes de ma petite ville; je parcourais de nouveau l’antique logis de ma grand’tante, la haute foulerie encombrée de cuves et de tonneaux, la salle lambrissée de boiseries vermoulues datant du XVIIe siècle et le jardin plein de framboisiers.

Ces maisons du temps jadis, avec leur luxe de paliers, de couloirs et de recoins, ont une physionomie originale et constituent à elles seules une patrie. Un enfant qui y a été élevé s’en souviendra toujours.