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souviens qu’il y avait à la fin un élan passionné digne du cri de Roméo sur le balcon de Juliette. — Un soir, à l’époque de cette même fête de sainte Catherine, Franceline m’avait redit sa chanson. Nous étions seuls dans la grand’chambre, qu’éclairait faiblement une lampe fumeuse. Je la vois encore cette lampe tout à fait primitive : un haut chandelier de cuivre supportant une boule de verre pleine d’huile, dans laquelle trempait une mèche grésillante. — Nous n’étions séparés que par la petite table sur laquelle nous jouions aux dominos. J’avais la tête échauffée par la chanson passionnée du Jardinier, et j’avais résolu d’être audacieux. Au moment où nos doigts se rencontrèrent en mêlant les dés, je saisis rapidement l’une de ses mains et je la baisai. Elle retira brusquement ses doigts prisonniers sur mes lèvres; ses longs cils noirs s’abaissèrent sévèrement sur ses yeux, ses joues à fossettes s’empourprèrent, et d’une voix émue, qu’elle s’efforçait de rendre courroucée : — Monsieur, dit-elle, prenez vos dominos et jouons! — J’obéis gauchement, et tous deux, aussi effrayés l’un que l’autre, n’osant plus lever les yeux, nous achevâmes la partie dans un silence solennel, pendant lequel on n’entendait plus que le cri-cri du grillon derrière la platine du foyer.

Vingt ans se sont passés depuis cette soirée, et la scène m’apparaît encore dans ses plus minces détails, comme si c’était hier... Je m’arrête; ce bruit des cloches de vêpres me ferait défiler jusqu’à demain le chapelet de mes souvenirs. — Peu de temps après, je partis pour commencer, comme Wilhem Meister, mes années d’apprentissage de la vie, et Franceline elle-même quitta le pays. J’ai appris qu’elle s’était mariée. Je ne l’ai plus revue et je n’ai jamais pu retrouver la chanson qu’elle chantait si bien. J’ai beau faire des efforts de mémoire, je m’arrête toujours au seul fragment que je t’ai cité, mais l’air me hante et me poursuit. Je suis comme Jean-Jacques, qui ne se rappelait plus que quelques paroles confuses de la romance de sa tante Suzon, et qui cependant y trouvait un charme si attendrissant. J’ai cherché partout ces paroles perdues, j’ai interrogé en vain les vieilles fileuses dans les veilloirs, j’ai feuilleté tous les livres qui traitent de nos chansons populaires, mais ni dans le recueil de M. de Puymaigre sur les Chants du pays messin, ni dans le Romancero de la Champagne, je n’ai retrouvé la Chanson du Jardinier. Plus je désespère de la ressaisir et plus elle m’obsède. A l’intérêt purement intime et personnel se mêle maintenant la curiosité fiévreuse du philologue et du collectionneur. J’y mets de l’amour-propre et de l’entêtement, et je n’arrive à rien.

— Pourquoi, ai-je dit à Tristan, au lieu de feuilleter de vieux bouquins, ne vas-tu pas bonnement chercher la chanson à sa