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de la vie moderne, tout en peignant avec la bonne foi consciencieuse et précise des vieux maîtres français et flamands. Sa manière rappelle par certains procédés celle de Memmling et des Clouet; aussi l’avons-nous surnommé le Primitif.

Après une longue course à travers les chemins, quelle bonne chose qu’une halte dans un milieu bien intime et bien cordial, où tout s’unit harmonieusement pour vous faire accueil : — les fleurs rangées sur le manteau de la cheminée, les toiles pendues au mur, le vin qui rit dans les bouteilles, et surtout les figures bienveillantes des hôtes ! Le Primitif et son frère Everard me secouaient vigoureusement les mains; le père me souriait en me débarrassant de mon sac et de mon bâton; le grand-père, allègre en dépit de ses quatre-vingt-trois ans, arrivait les bras chargés de bouteilles; la ménagère se hâtait de soulever le couvercle de la soupière fumante. La mère du Primitif est bien la mère qu’il faut à un peintre : elle est experte aux choses de la vie domestique, et en même temps elle comprend ces caprices., ces raffinemens et ces inquiétudes qui font de la vie d’un artiste une existence à part. Petite, alerte, ayant le regard tendre et les traits mobiles, c’était merveille de la voir passer de la salle à la cuisine, avec une vivacité d’hirondelle, se posant un moment sur sa chaise pour repartir l’instant d’après en quête d’un verre ou d’une assiette, revenant avec un sourire, veillant à tout, pensant à tout et n’oubliant qu’elle-même.

Après le déjeuner, nous avons traversé le bourg pour gagner le jardin où le Primitif travaille en plein air. Damvillers a été jadis fortifié par Charles-Quint et a eu les honneurs d’un siège. Plus tard Louis XIV l’a fait démanteler, mais ses anciens fossés subsistent encore; on les a transformés en vergers où l’herbe pousse dru, grâce au voisinage d’un ruisseau qui se nomme la Tinte. Vu de la plaine, le bourg a l’air d’un îlot de verdure, du milieu duquel émergent à peine quelques toitures brunes et la tour de l’église. Assez loin à l’entour, le pays est plat et le regard y court à l’aise sur une large étendue de prés et de cultures. C’est un paysage calme, discrètement coloré, mais qui ne manque ni de caractère, ni d’une certaine ampleur. Quand il m’en eut bien fait comprendre les lignes harmonieuses et les délicates nuances, le Primitif me ramena vers les jardins : — Maintenant, dit-il, allons admirer les fleurs du grand-père.

De vrai, la chose en valait la peine. En entrant dans ce rustique jardinet, resserré entre un bout de pré où coule la Tinte et les vergers des fossés, on avait les yeux en fête. Sur le fond vert des arbres, les notes blanches, roses, jaspées et violettes d’un épais massif de