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belles dans le sens plastique du mot, mais elles sont singulièrement intéressantes; sous leur laideur ou leur vulgarité, il y a la pensée et le sentiment qui illuminent tout. Dans ce temps-ci, nous sommes un tas d’artistes très habiles, et, malgré tout notre savoir-faire, notre peinture n’est le plus souvent qu’amusante, comme on dit à l’atelier. Elle n’empoigne pas, parce que nous-mêmes nous n’avons pas peint avec conviction. Il faut changer de méthode si nous voulons qu’il reste quelque chose de nous. Il faut chercher à voir et à rendre cet intime rayonnement des êtres et des choses, qui est le vrai beau, parce qu’il est la vie; en un mot, il faut appliquer les procédés des vieux maîtres : — peindre avec sincérité et bonne foi...

Tandis que nous causions, le crépuscule commençait à effacer les couleurs du petit jardin. Au loin, sur la grise étendue de la plaine, montaient de sveltes filets de fumée bleue indiquant les feux allumés par les ramasseuses de pommes de terre. Les trilles grêles et flûtes des rainettes se faisaient entendre parmi les prés, et de lourdes charrettes chargées de gerbes d’avoine roulaient sourdement sur la route. Sept heures sonnèrent à la tour de l’église; nous rentrâmes en longeant les maisons du bourg, dont les fenêtres laissaient apercevoir les rouges flambées de l’âtre et les ombres actives des ménagères affairées à préparer le souper de leur homme.


11 septembre. — Dès le matin, le Primitif, son frère Everard et moi, nous sommes partis sac au dos. A Verdun, le train de Châlons nous a emportés vers l’Argonne, qui étend comme un rempart verdoyant ses quinze lieues de hautes forêts entre les monotones campagnes du Verdunois et les plaines crayeuses de la Champagne. — Clermont ! — Le convoi file entre des talus boisés qu’il emplit de sa blanche vapeur. — Les Islettes ! — Nous voici arrivés, et nous sautons gaîment hors du wagon.

Debout près de la barrière, Tristan, qui nous a devancés, agite son chapeau en signe de reconnaissance. Tristan s’est métamorphosé : de fortes guêtres jaunes emprisonnent jusqu’aux genoux ses longues jambes; il est vêtu d’une courte jaquette gris de fer avec les culottes bouffantes d’étoffe pareille, et, pour plus de pittoresque, il a décoré d’un brin de houx son feutre à larges bords.

— Qu’est-ce que cet accoutrement? lui dis-je ébaubi.

— Costume de touriste! répond-il en se tournant avec ostentation devant moi, je me suis fait faire cela en l’honneur de l’Argonne.

— Une heureuse idée! Dans ce pays-ci, où les gens sont d’un naturel sauvage et n’ont jamais vu de touristes, on va se mettre