Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 18.djvu/303

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aux portes quand nous passerons, et les gamins nous suivront comme des revenans du dernier carnaval.

Nous débouchons dans la grande rue des Islettes, formée de deux files de maisons rangées le long de la route de Sainte-Menehould. A droite et à gauche, des collines couvertes de forêts indiquent le cours de la petite rivière de Biesme, et sont déjà noyées dans les brumes du crépuscule.

Tristan nous conduit à l’Hôtel de l’Argonne, où il a fait préparer notre gîte. Tristan est un bon fourrier; dans la salle à manger, une claire flambée nous accueille, et sur la table nous attend un copieux souper que nous dévorons de grand appétit.

Nous sortons de table pour fumer en plein air. La nuit est tout à fait venue, et au détour d’un chemin nous apercevons une immense clarté rougeâtre, qui semble courir sur la forêt.

— Un incendie dans les bois ! s’écrient le Primitif et Everard.

— Non, répond Tristan, ce doit être la réverbération des fours d’une verrerie... Si vous voulez, nous pousserons jusque-là.

Nous sommes en effet dans le pays du verre et des gentilshommes verriers, et, chemin faisant, Tristan nous conte leur histoire.

D’après lui, l’établissement des verriers dans l’Argonne remonterait au règne de Philippe le Bel. Ce qu’il y a de certain, c’est que, déjà en 148, on trouve une charte du duc de Lorraine, maintenant les maîtres et ouvriers en verre dans leurs anciens droits et franchises. Ce n’était pas un mince cadeau, car, outre l’exemption « de toute taille, subsides, gîte et chevauchée, ces privilèges comprenaient » droits de paisson, d’affouage et de chasse dans la forêt, droits de pêche dans les ruisseaux, étangs et rivières, etc. Ces gentilshommes, demi-artistes, demi-aventuriers, avaient été sans doute attirés en Argonne par les ressources nombreuses que le sol offrait à leur industrie. Un sable pur y foisonnait sur les plateaux couverts de fougères; la forêt leur donnait du charbon à discrétion, et ils vendaient avantageusement aux vignerons du Barrois et de la Champagne leurs bouteilles et leurs gobelets, appelés dans le pays des godets. En outre, les futaies giboyeuses de Beaulieu et de La Chalade, les eaux poissonneuses de la Biesme étaient faites pour retenir des gens qui aimaient la bonne chère et avaient toujours eu du sang de braconnier dans les veines.

Ils s’étaient donc installés en pleine forêt et s’y considéraient comme chez eux. La solitude était profonde; elle éloignait les importuns, effrayait les créanciers et les sergens, et permettait aux verriers de mener à leur guise une existence sans préjugés. Leur commerce prospérait; les rois de France s’intéressaient à eux,