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Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 18.djvu/308

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mesure qu’on monte, on voit en se retournant s’élargir un magnifique horizon de forêts. En bas, coupant perpendiculairement la vallée, s’allonge sur deux lignes le village des Grandes-Islettes ; çà et là, aux lisières des bois ou parmi des prés d’un vert foncé, se détachent des îlots de maisons qui dépendent de la commune et portent tous de jolis noms forestiers : — les Senades, le Bois-Bachin, la Noue-Saint-Vanne, les Petites-Islettes. A droite et à gauche, les croupes boisées s’enchaînent ou s’entre-croisent, et de Clermont à La Chalade, l’œil embrasse une sinueuse ligne de forêts moutonnant sur le ciel d’un bleu doux.

A un tournant de la côte, un paysan qui nous accompagne nous montre des tas de décombres : — Tenez, il y avait là une maison; les Prussiens l’ont brûlée pour se. venger des francs-tireurs qui s’étaient postés dans le taillis et avaient tué un de leurs hommes... Ah ! les malabres, ils nous ont fait bien des maux.

Les Allemands ont occupé ce malheureux pays jusqu’en 1872 et l’ont laissé sous une profonde impression de terreur et d’inquiétude. On ne saurait dire la haine que les gens de l’Argonne ont vouée aux envahisseurs. Aujourd’hui encore ils sont restés en méfiance et en éveil, et les paysans sont tentés de voir dans tout étranger un Prussien. — Que soit! a continué notre guide, ils ne sont pas tous retournés chez eux, et plus d’un a laissé sa peau dans nos bois...

Il s’est brusquement interrompu, nous a regardés de côté, — car, en somme, il ne sait pas au juste quels sont ces nouveaux venus, si singulièrement accoutrés, — puis avec cette prudence finaude du paysan lorrain, il a ajouté : — C’est égal, messieurs, on pensera ce qu’on voudra, moi je dis que faire un coup pareil sur un pauvre soldat égaré, c’est quasiment un assassinat...

Ce sauvage souvenir de la dernière guerre nous a assombris, et nous avons gravi silencieusement ce défilé de l’Argonne, si mal défendu en 1870. Notre humeur ne s’est guère rassérénée que sur le plateau, lorsqu’on nous a menés à la place encore très visible où, en 1792, le général Dillon avait établi ses batteries. En ce temps-là nous avons fait meilleure figure contre les Prussiens, et les gorges de l’Argonne ont été cette fois, du moins, suivant le mot de Dumouriez, « les Thermopyles de la France. » Quoi qu’en dise Dante, dans les jours de tristesse il y a une amère douceur à se souvenir des jours prospères. Assis dans l’une des tranchées des batteries de Dillon, j’ai éprouvé une singulière consolation à rappeler à mes amis que Gœthe n’était pas précisément fier en traversant l’Argonne à la suite de l’armée du roi de Prusse, et je leur ai cité sa description saisissante de la piteuse retraite des alliés après