Valmy[1]. « Le matin encore, on n’avait songé qu’à embrocher et à manger en masse tous ces Français; maintenant on n’osait plus ni se parler, ni se regarder, et si on s’adressait la parole, c’était pour maudire cette expédition. Les monts d’Argonne étaient, depuis Sainte-Menehould jusqu’à Grandpré, occupés par les Français, dont les hussards continuaient à nous faire une petite guerre destructive... Malgré les pluies continuelles, nous manquions d’eau, car les étangs avaient été rendus insalubres par la quantité de chevaux qui s’y étaient noyés. Paul, mon élève, mon domestique et mon fidèle compagnon, recueillait l’eau arrêtée sur le cuir des voitures pour me préparer mon chocolat, et j’ai vu plus d’un de mes amis boire dans les trous que les pieds des chevaux creusaient après eux. » Et plus loin : « Parmi les paysans réquisitionnés se trouvaient deux jeunes gens de quatorze à quinze ans. Forcés de partager nos misères, ils étaient tristes et désolés; je leur offris la moitié du pain de munition que je venais d’acheter à nos soldats. A ma grande surprise, ils n’en voulurent pas, la faim leur semblait préférable à une pareille nourriture. Je leur demandai ce qu’ils mangeaient chez eux; l’aîné me répondit aussitôt : — De bon pain, de bonne soupe, de bonne viande. — Or, comme chez eux tout était bon, et que chez nous tout était mauvais, je ne fus nullement étonné lorsqu’on m’apprit qu’ils s’étaient évadés en nous abandonnant leurs chevaux. Cet incident acheva de me prouver que les mots pain blanc, pain noir, sont un véritable shiboleth entre Allemands et Français. »
— Ici Goethe raisonne à faux, a interrompu le Primitif, le pain blanc et le bien-être ne sont pas déjà une si bonne école de patriotisme. C’est parce que nous avions au logis de trop bon pain, de trop bonne soupe et le reste, que beaucoup d’entre nous se sont fait tirer l’oreille pour aller se battre. Les Prussiens, avec leur pain noir et leur saucisse aux pois, n’avaient rien à regretter, eux, et ils marchaient de meilleur cœur en avant, für Gott und Vaterland.
En nous entendant parler de Gœthe et de saucisse aux pois, notre guide a commencé à froncer le sourcil. Nos discours, entremêlés de mots allemands, lui semblaient décidément suspects, et à la descente, au beau premier sentier tournant, il nous a brusquement faussé compagnie.
14 septembre. — Tristan, qui n’abandonne pas facilement les dadas qu’il a une fois enfourchés, s’était arrêté au Neufour, dont l’entrée lui avait paru invitante et où une dizaine de femmes, assises
- ↑ Goethe, Mémoires, t. II, édition Charpentier.