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l’air, c’est revoir, un jour de pluie, un paysage qu’on a admiré par une matinée de soleil. — Nous nous sommes mis à disserter sur les chansons rustiques et à rechercher pourquoi, malgré leurs rimes indigentes, leurs allures heurtées et leurs couplets décousus, elles ont un charme si puissant.

— C’est, a dit le Primitif, le charme même de la vie rustique dans laquelle elles entrent comme élément. Remarquez qu’elles perdent presque toute leur saveur quand on les lit froidement dans un livre. Il faut les entendre chanter en plein air par une robuste voix de paysan. Alors elles s’harmonisent avec la lumière, le gazouillement des oiseaux, le claquement des fouets, l’odeur des blés et des foins; toutes ces choses de la nature sont l’accompagnement obligé d’une chanson rustique.

— C’est vrai, a repris Tristan, cela me rappelle une impression de printemps que j’ai eue à l’ombre d’un pommier en fleur où bourdonnaient des milliers d’abeilles. Non loin de moi, un jeune laboureur qui poussait sa charrue, chanta lentement ces cinq vers :

Rossignol sauvage,
Rossignolet des bois,
Apprends-moi ton langage,
Apprends-moi la manière
Dont on se fait aimer!

Pourquoi cette chanson m’émut-elle jusqu’aux larmes? Ce n’était pas le charme de la voix rude et sans art du laboureur; ce n’était pas non plus la poésie très primitive des paroles? Non, mais c’était tout : mon joli pommier, le doux soleil, tant d’alouettes dans l’air, tant de bourdonnemens d’abeilles, et la voix lointaine de ce paysan. J’étais en paradis. Cette glorieuse matinée, j’en ai couché l’impression dans l’herbier de mes souvenirs, et cette chanson du laboureur est comme le signet qui m’aide à en retrouver la place.

Tout en causant, nous descendions le sentier de La Chalade, — un ravin encaissé dans de hauts talus sablonneux qu’égaient çà et là une touffe de bruyères, une cépée de houx, un bouleau échevelé; — et nous continuions d’entremêler notre causerie de lambeaux de chansons. Dans ce couloir sonore, la voix puissante d’Everard semblait avoir doublé de volume. Tout à coup à notre complainte ont répondu comme un écho les notes traînantes d’une autre chanson rustique, rhythmée par des claquemens de fouet et des tintemens de sonnailles. Au-dessus du talus d’un chemin latéral, nous avons vu pointer les deux longues oreilles d’une bête de somme; un mulet, grelot au cou, a débouché dans le ravin, puis dix autres l’ont suivi, et toute cette procession a défilé devant nous, escortée par