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deux conducteurs en blouse bleue. — Ce sont des brioleurs, nous a dit Tristan.

Dans ces bois escarpés, où les routes forestières sont rares et où les sentiers ressemblent presque tous à des escaliers, les charrois se font pour la plupart à dos de mulet. De là, l’industrie des brioleurs qui conduisent aux verreries le charbon, la fougère et le bois de chauffage. C’est un métier qui ne rapporte pas de gros bénéfices, mais qui n’exige pas non plus de grandes mises de fonds. Les conducteurs couchent à la belle, étoile et les mulets trouvent dans le bois le vivre et le couvert. Ce sont de braves bêtes, ne bronchant jamais sous les charges les plus pesantes, et connaissant si bien les moindres sentes de la forêt que, souvent, on les laisse revenir seules de la verrerie à la vente. Le mulet, qui est le chef de la bande et dont le cou est orné d’une maîtresse clochette, prend la tête du convoi, et les autres suivent docilement à la file.

Nous avons fait comme eux, et, nous mettant à la queue leu leu, nous avons suivi les brioleurs jusqu’à l’entrée de La Chalade. Le village qui descend en désordre vers la vallée de la Biesme semblait noyé dans les masses forestières qui le pressent de toutes parts. Quelques rumeurs d’étable et quelques cris d’enfans montaient à peine jusqu’aux vergers où nous nous étions arrêtés. Un rayon de soleil perça les nuées et fit scintiller les toits mouillés.

— Si je commençais un bout d’étude ! s’est écrié le Primitif, en déballant sa boîte à couleurs. — Puis, avisant une vieille femme qui menait sa vache le long d’une haie, il lui a demandé s’il n’y aurait pas moyen de se procurer une chaise dans le village.

Après quelques façons, la bonne femme a confié sa vache à un gamin, et elle est allée quérir la chaise désirée, mais en l’apportant, elle a jeté un coup d’œil inquiet sur la toile et la boîte à couleurs. — Ce n’est pas pour nous ramener les Prussiens, au moins, a-t-elle dit, que vous tirez les plans de notre village?

Toujours cette préoccupation du Prussien ! Elle empêche positivement ces bonnes gens de manger et de dormir en paix.

Pendant que le Primitif enlevait rapidement son étude, nous sommes descendus jusqu’à l’église, qui date du XIVe siècle et qui dépendait jadis de l’abbaye de La Chalade. La grande nef a été détruite, il ne reste debout que l’abside, haute et solennelle encore, malgré ses parois verdies et ses vitraux brisés. Çà et là, contre les murs ruisselans d’humidité, se dressent des boiseries sculptées et d’énormes pierres tombales où sont gravés des chevaliers aux mains jointes et au casque baissé. Dans l’angle formé par l’église et les anciens bâtimens abbatiaux, est blotti le petit cimetière du village. Nous sommes restés jusqu’à la nuit dans ce coin verdoyant où les