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trouble causé dans toutes les relations, et l’obstacle apporté au commerce par ce papier coûteront à la nation beaucoup plus que la 200e partie de son revenu.

Malheureusement il y a dans la vie des peuples, même les plus riches, nous l’avons vu chez nous en 1870, des momens où l’emprunt par les voies ordinaires est très difficile et ne fournirait pas les ressources dont on a besoin[1]. C’est pour ces momens-là que doit être réservé le papier-monnaie, c’est alors seulement qu’il est justifiable et peut rendre des services, autrement il n’a que des inconvéniens. Si on remettait par exemple, comme on le demande si souvent, pour faire face à des embarras purement commerciaux et empêcher l’élévation du taux de l’escompte, on servirait les intérêts de la spéculation exclusivement, et on serait conduit à une catastrophe d’autant plus grande qu’on aurait différé la liquidation. Maintenant, quand on l’a émis dans des circonstances très difficiles, pour les nécessités de la guerre par exemple, on a le devoir, aussitôt la crise passée, de faire tous ses efforts pour le rembourser. Deux conditions sont nécessaires pour cela : 1° l’équilibre financier à l’intérieur, 2° une balance du commerce favorable à l’extérieur. On comprend parfaitement qu’un état qui est obligé d’emprunter chaque année pour couvrir les déficits de son budget, ne peut pas songer à rembourser son papier-monnaie, et si d’autre part la balance du commerce lui est défavorable et qu’il soit tenu, pour solder cette balance, d’envoyer encore au dehors le peu de numéraire qui lui reste, son impuissance devient absolue. C’est la situation de la Russie, qui le possède depuis plus de vingt ans, de l’Autriche, qui l’a depuis seize, des États-Unis, de l’Italie et d’autres pays, qui l’ont aussi depuis longtemps et ne parviennent pas à s’en débarrasser. Ils sont dans un cercle vicieux, car le papier-monnaie est précisément l’obstacle à la réalisation des deux conditions préalables dont ils ont besoin, à savoir l’équilibre financier et la balance du commerce favorable. Cependant avec de la persévérance, une bonne politique commerciale, et en s’abstenant de toute entreprise militaire, on finit par triompher de ces difficultés. Alors on doit se souvenir que le papier-monnaie, qui sauve les nations à certains momens, ne les sauve pas gratis, et qu’il est au contraire toujours l’expédient financier le plus onéreux auquel on puisse avoir recours.


VICTOR BONNET.

  1. La Russie en fait encore l’épreuve aujourd’hui ; elle aurait tenté en vain, dit-on, au milieu de ses difficultés avec la Turquie, de réaliser en Europe un emprunt de 300 millions de roubles.