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Selon M. Despine, il en est de la mémoire comme des autres facultés intellectuelles; elle continue à fonctionner régulièrement; mais l’obsession de l’idée délirante créée par la passion met l’esprit dans l’impuissance de croire à son témoignage. Par là s’expliquent ces cas si curieux où le malade semble avoir changé de personnalité. Il ne se reconnaît plus dans le passé, non que la mémoire ait été atteinte, mais parce que l’état moral qu’elle lui rappelle diffère tellement de celui qui est actuellement le sien, qu’il ne peut établir aucune liaison entre ces deux phases de son existence : il déclare étrangère à elle-même celle qui a précédé la folie. En réalité, le sentiment de l’identité personnelle n’est qu’affaibli, il n’a pas disparu. Parfois il arrive que le fou parle de soi comme d’une autre personne non-seulement dans le passé, mais encore dans le présent. On a vu là une grave objection contre le principe spiritualiste de la permanence et de l’unité du moi sous la variété mobile de ses manières d’être. Nous croyons qu’en ce cas l’explication à donner est la même ; la passion, plus forte, a obscurci dans l’esprit du fou le souvenir de tout ce qui a précédé : pourtant elle ne va pas jusqu’à lui persuader qu’il a changé de corps; c’est donc un autre moi qui dans le même corps s’est substitué au précédent, et c’est sans doute son corps et non sa personne morale, dont il a toujours et nécessairement conscience, que l’aliéné regarde comme chose étrangère et qu’il désigne en l’appelant : cela.

En résumé, dans cette première forme de la folie instinctive, les facultés intellectuelles ne paraissent pas subir d’altération. C’est donc à tort, selon M. Despine, qu’Esquirol a vu là une lésion de l’intelligence. — Il est cependant bien difficile d’admettre que tout un groupe de facultés reste ainsi à l’abri de toute atteinte, et nous pensons, avec M. Maudsley, que cette immunité n’est qu’apparente. Si vraiment la folie est produite par une disposition pathologique du cerveau qui troublerait gravement l’équilibre des facultés instinctives, à qui fera-t-on croire que l’âme tout entière, avec tous ses pouvoirs essentiels, n’en ressente pas immédiatement le contre-coup? Ni la perception, ni le jugement, ni le raisonnement, ni la mémoire, ne peuvent plus fonctionner normalement. Supposons en effet, comme le veut M. Despine, que l’exaltation subite d’une passion que rien ne combat plus dans l’esprit, constitue seule la folie; encore faut-il que cette passion ait un objet; je ne puis avoir peur, par exemple, si je n’ai peur de quelque chose. Or dans la folie l’objet n’est pas réel, il n’est qu’imaginaire : c’est une idée, et c’est l’obsession de cette idée qui donne naissance au délire; mais une idée, c’est un produit de l’intelligence; pour que celle-ci la fournisse si complaisamment à la passion pathologiquement excitée, il faut qu’elle y soit prédisposée, et cette prédisposition, qui n’existe