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accès n’ont plus d’utilité et que d’ici longtemps les héroïques folies que le passé a déifiées ne réussiront plus. L’enthousiasme de 1792 fut une belle et grande chose, mais une chose qui ne peut se renouveler. Le jacobinisme, comme M. Thiers l’a très bien prouvé, a sauvé la France ; maintenant il la perdrait. Les événemens de 1870 ne m’ont pas précisément guéri de mon pessimisme. Ce que j’appris cette année-là, c’est le prix de la méchanceté, c’est ce fait que l’aveu éhonté qu’on n’est ni sentimental, ni généreux, ni chevaleresque, plaît au monde, le fait sourire d’aise et réussit toujours. L’égoïsme est juste le contraire de ce que j’avais été habitué à regarder comme beau et bien. Or le spectacle de ce monde nous montre l’égoïsme seul récompensé. L’Angleterre a été jusqu’à ces dernières années la première des nations, parce qu’elle a été la plus égoïste. L’Allemagne a conquis l’hégémonie du monde en reniant hautement les principes de moralité politique qu’elle avait autrefois si éloquemment prêches.

Là est l’explication de cette singularité que, ayant eu quelquefois à émettre des conseils pratiques dans l’intérêt de mon pays, ces conseils ont été au rebours de mes opinions d’artiste. J’ai agi en homme consciencieux. Je me suis défié de la cause ordinaire de mes erreurs ; j’ai pris le contre-pied de mes instincts ; je me suis mis en garde contre mon idéalisme. Je crains toujours que mes habitudes d’esprit ne me trompent, ne me cachent un côté des choses. C’est comme cela qu’il se fait que, tout en aimant beaucoup le bien, j’ai une indulgence peut-être fâcheuse pour ceux qui ont pris la vie par un autre côté, et que, tout en étant fort appliqué, je me demande sans cesse si ce ne sont pas les gens frivoles qui ont raison.

Enthousiaste, je le suis autant que personne ; mais je pense que la réalité ne veut plus d’enthousiasme, et qu’avec le règne des gens d’affaires, des industriels, de la classe ouvrière (la plus intéressée de toutes les classes), des Juifs, des Anglais de l’ancienne école, des Allemands de la nouvelle, a été inauguré un âge matérialiste où il sera aussi difficile de faire triompher une pensée généreuse que de produire le son argentin du bourdon de Notre-Dame avec une cloche de plomb ou d’étain. Il est curieux du reste que, sans contenter les uns, je n’ai pas trompé les autres. Les bourgeois ne m’ont su aucun gré de mes concessions ; ils ont vu plus clair que moi en moi-même ; ils ont bien senti que j’étais un faible conservateur, et qu’avec la meilleure foi du monde je les aurais trahis vingt fois par faiblesse pour mon ancienne maîtresse, l’idéal. Ils ont senti que les duretés que je lui disais n’étaient qu’apparentes, et qu’au premier sourire d’elle je faiblirais.

Il faut créer le royaume de Dieu, c’est-à-dire de l’idéal, au-dedans