Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 18.djvu/513

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de nous. Le temps n’est plus où l’on pouvait former des petits mondes, des Thélèmes délicats, fondés sur l’estime et l’amour réciproques ; mais la vie bien comprise et bien pratiquée, dans un petit cercle de personnes qui se comprennent, est à elle-même sa propre récompense. Le commerce des âmes est la plus grande et la seule réalité. Voilà pourquoi j’aime à penser à ces bons prêtres qui furent mes premiers maîtres, à ces excellens marins, qui ne vécurent que du devoir, à la petite Noémi, qui mourut parce qu’elle était trop belle, à mon grand-père, qui ne voulut pas acheter de biens nationaux, au bonhomme Système, qui fut heureux puisqu’il eut son heure d’illusion. Le bonheur, c’est le dévoûment à un rêve ou à un devoir ; le sacrifice est le plus sûr moyen d’arriver au repos. Un des anciens bouddhas antérieurs à Sakya-Mouni atteignit le nirvana d’une étrange manière. Il vit un jour un faucon qui poursuivait un petit oiseau. — Je t’en prie, dit-il à la bête de proie, laisse cette jolie créature ; je te donnerai son poids de ma chair. — Une petite balance, descendit incontinent du ciel, et le marché commença. L’oisillon s’installa commodément dans un des plateaux ; dans l’autre, le saint mit une large tranche de sa chair ; le fléau de la balance ne bougeait pas. Lambeau par lambeau, le corps y passa tout entier ; la balance ne remuait pas encore. Au moment où le dernier morceau du corps du saint homme fut mis dans le plateau, le fléau s’abaissa enfin, le petit oiseau s’envola, et le saint entra dans le nirvana. Le faucon, qui après tout avait fait une bonne affaire, se bâfra de sa chair.

Le petit oiseau représente les parcelles de beauté et d’innocence que notre triste planète recèlera toujours, quels que soient ses épuisemens. Le faucon est la part infiniment plus forte d’égoïsme et de grossièreté qui constitue le train du monde. Le sage rachète la liberté du bien et du beau en abandonnant sa chair aux avides, qui, tandis qu’ils mangent ces dépouilles matérielles, le laissent en repos ainsi que ce qu’il aime. Les balances descendues du ciel sont la fatalité : on ne la fléchit pas, on ne lui fait point sa part ; mais, au moyen de l’abnégation absolue, en lui jetant sa proie, on lai échappe, car elle n’a plus alors de prise sur nous. Quant au faucon, il se tient tranquille dès que la vertu par ses sacrifices lui procure des avantages supérieurs à ceux qu’il atteindrait par sa propre violence. Tirant profit de la vertu, il a intérêt à ce qu’il y en ait ; ainsi, au prix de l’abandon de sa partie matérielle, le sage atteint son but unique, qui est de jouir en paix de l’idéal.


ERNEST RENAN.