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à partager les haines et les espérances de ses frères slaves encore soumis au joug qu’il avait eu lui-même tant de mal à secouer. Rien par suite de plus complexe que les sentimens qui animent la politique russe en Orient. Tout n’y est point calcul et visées personnelles, tout n’y est point intérêt égoïste, comme on affecte de le dire en Occident ; tout n’y est point non plus dévoûment, charité chrétienne et amour de ses frères, comme on aime à se le persuader à Moscou.

Chez les peuples comme chez les individus, les mobiles sont souvent multiples et confus : l’amour-propre, la vanité, l’ambition, se mêlent aisément à la générosité, à l’amour du bien, à l’enthousiasme pour une grande œuvre ou une grande cause. Ainsi en Orient la Russie souhaite passionnément l’affranchissement de ses frères orthodoxes, et elle est flattée de l’idée de reprendre sa revanche de l’inutile guerre de Crimée. Ainsi le cabinet de Pétersbourg compatit, comme la nation, aux souffrances des Slaves du Balkan, et il n’est point insensible aux reproches des Russes ou des étrangers qui l’accusent de n’avoir pas su tirer pour sa politique un parti suffisant des dernières guerres de l’Europe, et de n’avoir obtenu pour l’agrandissement de son allié de Prusse qu’une insuffisante compensation. Le peuple veut le triomphe de la croix sur le croissant, le gouvernement un libre débouché sur la Méditerranée, et par là de libres communications avec l’univers entier. Il y a dans les sentimens qui agitent la Russie une sorte de poésie romanesque et d’idéal traditionnel contre lequel la nation se défend d’autant moins que sa grandeur n’y peut que gagner ; il y a un enthousiasme, une sorte d’ivresse qui, pour être puisée à des sources différentes, n’en est pas moins sincère et vivace. Les volontaires russes qui, au milieu de la déroute des milices serbes, se sont fait tuer sur les hauteurs de Diunïs, sont bien réellement morts pour une idée. Une même cause avait réuni des hommes d’opinions fort diverses, car, dans cet intérêt passionné pour les Slaves, les instincts religieux se joignent aux visées politiques, les tendances mystiques du passé aux penchans humanitaires du présent. Il y a là de l’esprit des croisades et de l’esprit de la révolution. Les uns rêvent de délivrer la coupole de Sainte-Sophie des quatre hauts minarets qui la dominent, et d’où les navires chrétiens voient le muezzin appeler les musulmans à la prière ; les autres songent à l’affranchissement des nationalités opprimées et espèrent voir réaliser chez de petits peuples aux mœurs encore primitives l’idéal patriarcal ou démocratique slave. Arriérées ou novatrices, désintéressées ou calculées, toutes les idées, toutes les vues convergent vers le même but. Orthodoxes et raskolniks, croyans et nihilistes regardent presque