également la Russie comme ayant en Orient une mission sainte, une vocation providentielle. Une telle conviction, une telle unanimité chez un grand peuple et un peuple jeune est une force dont la politique doit tenir compte et qu’il est imprudent de surexciter par d’inutiles provocations.
L’opinion publique, dans l’Occident de l’Europe, ne comprend pas assez ce qu’est la Russie moderne. Habituée à regarder cet empire du Nord comme le domaine de l’absolutisme, l’Europe se le représente fréquemment comme un grand corps inerte, une sorte d’automate ou de mécanisme incapable de mouvement spontané. C’est là une vue fausse, en retard d’au moins un quart de siècle. La Russie est aujourd’hui une nation aussi vivante qu’aucune en Europe. C’est une nation qui a conscience d’elle-même, qui pense, qui sent, qui s’exprime. Dans cet état autocratique, la dominatrice du monde moderne, l’opinion, règne presque aussi souverainement que dans les états constitutionnels de l’Occident. Si la Russie n’a ni parlement, ni constitution politique, l’opinion y a son principal et plus puissant organe, la presse. Chose singulière, en Russie et en Turquie la presse est à peu près soumise au même régime, au régime des avertissemens, inventé par le second empire français. En dépit de ces entraves, la presse russe est nombreuse et puissante. A certains égards même, elle a d’autant plus d’influence, d’autant plus d’importance, qu’il n’y a point d’assemblées politiques pour lui disputer l’attention du pays.
Le manque de chambres et d’institutions représentatives a une autre conséquence : la presse et le public, n’étant point occupés des débats parlementaires et des querelles de partis, sont moins souvent distraits de ce qui se passe à l’étranger. Le caractère du régime politique contribue ainsi à tourner au dehors les regards des Russes. C’est, je crois, un phénomène ordinaire que, sous un gouvernement absolu, les relations étrangères tiennent d’autant plus de place dans les préoccupations publiques que le train régulier des affaires intérieures y laisse plus de vide. La France, sous le second empire, en a elle-même été dans une certaine mesure un exemple, tandis qu’aujourd’hui la France est d’autant moins disposée à se passionner pour les questions extérieures qu’elle est tout entière à ses luttes de partis et à l’expérience de sa nouvelle constitution. La Russie a, elle aussi, été longtemps absorbée dans les grandes réformes du règne actuel ; elle n’en a point encore recueilli tous les fruits qu’elle en avait espérés, et, moitié par déception, moitié par désœuvrement, elle a de nouveau reporté son attention et ses espérances sur la politique extérieure. La presse russe, jadis remplie de discussions ou de considérations sur la situation des paysans, sur