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romanciers, isolément, chacun pour son compte, et dans sa propre barque dont il était à la fois le pilote et l’équipage. Quelques-uns sont entrés en scène silencieusement et sans qu’on se soit, pour ainsi dire, aperçu de leur arrivée, ou sans que le public, qui assistait à leurs débuts, ait pu pressentir en eux des talens de portée sérieuse, et de ce nombre sont les trois noms que nous nous proposons de présenter particulièrement à nos lecteurs. Avant de se révéler romancier, André Theuriet s’est contenté, pendant vingt ans, d’être un poète aimable, sans autre ambition apparente que de charmer le public restreint qui garde le culte des paroles musicales et des cadences heureuses ; les lecteurs des premiers croquis de Gustave Droz ont pu, sans trop manquer de pénétration, ne pas deviner le romancier d’Autour d’une source et de Babolein, dans l’auteur de Monsieur, Madame et Bébé, et ceux qui avaient suivi avec plaisir pendant plus de quinze ans les gentils tâtonnemens d’Alphonse Daudet étaient certainement loin de s’attendre, pour la plupart, au coup retentissant de Fromont jeune et Risler aîné. Soit que le succès leur ait souri dès leur première apparition, soit qu’ils l’aient conquis laborieusement, ces nouveaux venus sont leurs propres créateurs et les produits de leur propre culture. Nulle floraison générale, nul renouveau de l’intelligence ne les a engendrés, nul courant commun de doctrine, nul souffle de l’opinion ne les ont apportés. Ce renouvellement de notre personnel littéraire s’est donc fait brin à brin, homme par homme, talent par talent, comme une mosaïque ou une marqueterie composée de pièces de rapport, sans aucune communauté de pensées et de tendances, aucune ressemblance de facultés et de méthodes, aucune similitude de points de départ.

Nous ne connaissons réellement rien de comparable, dans nos longues. annales littéraires, à cette absence absolue de direction générale et de tendances communes, si ce n’est peut-être la période Henri IV-Louis XIII, qui offre avec l’époque actuelle des ressemblances assez étroites qu’on n’a pas encore songé à remarquer. Alors aussi l’individualisme régna dans la littérature et pour les mêmes raisons qu’aujourd’hui. Les grands courans moraux du XVIe siècle, qui avaient porté tant de flottes puissantes, s’étant à la fin ralentis ou taris, chacun en détourna les eaux devenues basses pour faire tourner son propre moulin, et s’occupa à tirer des doctrines dont les conséquences générales étaient épuisées toute sorte de conséquences secondaires et de corollaires piquans : les uns, comme D’Urfé, un platonicisme catholique, proche parent et précurseur du futur molinisme ; les autres, comme Saint-Amand et Théophile, un athéisme amusant ; ces troisièmes, comme Cyrano de Bergerac, un naturalisme bouffon, ces derniers enfin, comme Malherbe, un