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système modeste, mais fort, de pédagogie poétique pour la discipline de l’imagination. De même aujourd’hui, les grandes doctrines qui ont agité les dernières cent années ayant atteint à peu près leur terme extrême et dit leur dernier mot, chacun vient y puiser pour son propre compte, et sans souci du voisin, la provision d’élémens nécessaires à son inspiration ou assortis à ses goûts particuliers : ceux-ci un peu plus de démocratie que ceux-là, ceux-là davantage de romantisme que ceux-ci, ces troisièmes plus de voltairianisme que de tout autre chose, et ces derniers un poids égal de doctrines françaises et de doctrines étrangères. Au XVIIe siècle, cette période d’individualisme littéraire n’a pas duré moins de quarante ans ; or, comme il n’y a guère plus d’une vingtaine d’années qu’a commencé la situation analogue que nous signalons, il n’est guère permis d’espérer que nous en voyions le terme prochain, et nous nous en consolerons aisément si cet état de choses continue à nous fournir nombre d’œuvres aussi agréables que quelques-unes de ces dernières saisons. Si ce n’est pas tout à fait assez pour la satisfaction et l’accroissement de notre vie morale, c’est au moins assez pour nos plaisirs d’esprit.

La plus vraie définition que l’on puisse donner du roman depuis vingt années, c’est de dire qu’à quelques exceptions près, il est devenu exclusivement anecdotique. S’il est un caractère qui marque d’une empreinte commune les œuvres si dissemblables de nos nouveaux romanciers, c’est bien celui qui est exprimé par cette épithète d’anecdotique, et c’est aussi par ce caractère que ces œuvres se séparent des productions de la précédente période. Toutes proportions gardées et en tenant compte des différences qui séparent des arts aussi tranchés que ceux du romancier et du peintre, on peut dire que les œuvres de la littérature actuelle sont à celles de la période romantique ce que la peinture hollandaise a été à la peinture flamande. Préoccupés outre mesure d’éviter les terres déjà labourées et de se découvrir un coin de la société, si petit soit-il, dont ils soient les Christophe Colomb, nos jeunes romanciers se détournent du vaste monde et se vouent exclusivement à l’étude du mince groupe dont ils se sont constitués les explorateurs. Aucun d’eux n’aborde d’emblée la nature humaine générale, n’entre droit dans l’âme humaine, et ne cherche à peindre un tableau qui en fasse apparaître une large image. Le mot de Voltaire sur Marivaux peut s’appliquer avec la plus parfaite justesse à la plupart d’entre eux ; ce n’est pas la grande route du cœur qu’ils recherchent, ce sont ses chemins de traverse, ses sentiers, et, quelques-uns, ses impasses. Aucun ne montre l’ambition d’élever ses personnages à la hauteur de types, tous au contraire s’efforcent de les conserver autant que possible à l’état d’individus, de les circonscrire et de les