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de l’école romantique que Gustave Flaubert a ruiné le faux idéal mis au monde par elle, c’est avec les ressources mêmes de l’imagination qu’il a peint les vices et les erreurs de l’imagination. Cette portée puissante, qui ne pouvait s’apercevoir au lendemain de l’apparition de Mme Bovary, apparaît clairement aujourd’hui. Gustave Flaubert a donné le coup de mort à la sentimentalité sensuelle et à l’idéalisation du vice, et par le succès de son roman il a pour ainsi dire exigé de ses confrères l’imitation de sa crudité brutale. Si Alphonse Daudet en particulier a mis tant de franchise dans la peinture des déportemens de Mlle Chèbe, femme Risler, c’est certainement l’exemple de Mme Bovary qui lui a poussé la main, et en ce sens on peut dire, si l’on veut, qu’il est un imitateur de Gustave Flaubert. Quant aux aventures de son héroïne, elles sont impuissantes à produire un résultat littéraire analogue à celui qui est sorti de Mme Bovary ; par la portée, l’œuvre de M. Daudet est inférieure à celle de Gustave Flaubert.

Elle lui est inférieure sous d’autres rapports encore. Il n’y a pas que cette satire du faux idéal dans Mme Bovary, il y a une peinture de la vie provinciale faite avec les lunettes noires d’un pessimiste, il est vrai, mais très complète à ce point de vue ; avec quelques personnages et quelques scènes, l’officier de santé Bovary, le pharmacien Homais, le curé Bournisien, la scène des comices agricoles, celle du pied-bot, Gustave Flaubert a su faire la synthèse comique de tout ce que la vie provinciale peut contenir de vulgarités, de sottises et de niaiserie. Fromont jeune et Risler aîné, au contraire, est une simple anecdote parisienne, une peinture d’une simple fraction de la société parisienne, et d’une fraction très limitée. Enfin l’héroïne de Gustave Flaubert est très supérieure en intérêt à l’héroïne de Daudet. En dépit de toutes ses sottises et de tous ses vices, c’est cependant une créature humaine que cette petite bourgeoise de province affligée d’une imagination chaude et fausse et de sens riches et faibles ; elle possède malgré tout une nature morale qui lui ouvre accès à la sympathie du lecteur, elle a une âme capable de regretter le bien qu’elle abandonne et de redouter le mal qui la séduit ; elle se sait malade et cherche les remèdes qui pourraient la guérir, — se rappeler la scène du curé Bournisien, — elle lutte pour redevenir vertueuse, pour rentrer dans la voie du devoir, — se rappeler la scène du pied-bot et les scènes de la convalescence. Il n’y a rien de cet intérêt dans Mme Risler, créature vide de toute pensée, châtrée de tout sentiment, amputée de toute nature morale, produit artificiel et monstrueux d’une vie sociale surchauffée, recouverte pour toute séduction des loques volées d’une élégance acquise par imitation envieuse. La peinture est certainement très vraie, mais elle vaut mieux que