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son sujet, et tout l’intérêt qu’elle inspire va sans partage à l’art du peintre qui a su faire vivre un pareil néant.

Ni pour la force de la conception première, ni pour l’ampleur de la peinture générale, ni pour la vigueur et l’étendue de l’analyse psychologique, ni pour le choix du personnage principal, le roman de Daudet ne peut donc se comparer à celui de Flaubert ; mais il est au moins un point sur lequel il prend sa revanche avec éclat, le développement de l’action. Alphonse Daudet possède des dons dramatiques tels que n’en a jamais montré l’auteur de Mme Bovary, et tels qu’il est douteux pour nous qu’il en montre jamais. C’est dans cette puissance dramatique que consiste la principale valeur de Fromont jeune. Rarement action a été conduite d’une main plus sûre, et je dirai volontiers plus savante. Ralentie avec calcul pendant toute la première moitié du roman, elle prend au milieu une énergie torrentueuse et se précipite vers le dénomment dans un crescendo dramatique opéré avec la fidélité, j’oserai dire la plus classique, aux lois de progression exigées par les doctrines de la plus sévère critique. De la trahison de Frank Risler au suicide de Désirée Delobelle, à la scène du bal, à la scène du café chantant, quelle succession de situations violentes ! il n’en est pas une qui ne fût suffisante pour épuiser la capacité d’émotion du lecteur, et pour le laisser ensuite languissant et distrait. Combien de fois il nous est arrivé, dans nos lectures de romans, de laisser notre émotion pour ainsi dire en route, arrêtée à telle scène du milieu ou du commencement, parce que l’auteur n’avait pas su employer cet art des gradations, qui est aux œuvres de l’imagination et du sentiment ce que la déduction logique est aux œuvres de la pensée pure. Le suicide de Désirée Delobelle, — un des épisodes les plus dramatiques qu’il y ait dans aucune littérature d’imagination, — était bien fait pour marquer ce point culminant de l’intérêt, après lequel il n’y a plus pour le lecteur qu’à se refroidir, et un instant nous avons craint qu’il n’en fût ainsi ; l’auteur a senti, dirait-on, le péril, et il a su le tourner avec l’art le plus ingénieux, au moyen d’un intermède fantastique d’une invention excellente. La légende du petit homme bleu a été blâmée comme une imitation trop directe des fantaisies de Dickens ; nous ne saurions partager cet avis. Imité ou non, cet intermède est ici à sa juste place. C’est trop d’émotion après le suicide de Désirée Delobelle, il ne nous en restera pas assez pour les scènes qui vont suivre ; il faut donc s’arrêter. Alors apparaît le petit homme bleu, malicieux génie qui préside aux faillites commerciales ; avec cette apparition, le lecteur reprend haleine en même temps que les tintemens lugubres de la sacoche fantastique préparent son imagination à la catastrophe qui approche. Celui qui a su conduire une action avec une telle habileté est