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la perfection. On se rappelle Delobelle, le comédien en expectative, décorant sa paresse du nom d’amour de l’art, exploiteur naïf de sa femme et de sa fille, et qu’est-ce que le père Chèbe lui-même, avec ses démangeaisons de négoce et ses locations de boutiques aux rayons destinés à rester vides, sinon un raté du commerce ? Épisodique dans Fromont jeune, ce monde à l’agitation stérile et à la bizarrerie banale fait invasion dans Jack et le remplit tout entier de sa malfaisance. Ils sont là toute une bande de poètes aux rimes difficiles et n’arrivant jamais, de savans aux recettes merveilleuses et aux découvertes sans cesse avortées, de chefs d’institution et de professeurs sans élèves se rabattant sur la clientèle exotique des mulâtres égyptiens et des rejetons de races royales nègres, de chanteurs condamnés à donner leur note dans des soirées interlopes, qui font frémir et qui font pleurer. Un seul suffirait pour empoisonner la vie du pauvre petit Jack, et il y en a une horde ! Alphonse Daudet a réussi à tracer de la misère morale propre à cette tribu, la misère de l’impuissance, une peinture magistrale. Pédans avec des allures de bobèches, grotesques sévères, railleurs mornes, misanthropes sans trait, ils sont si particulièrement la proie de l’impuissance qu’ils ne parviennent même pas à être amusans, qu’ils ne peuvent accoucher ni d’une franche saillie ni d’une boutade facétieuse, et que comme D’Argenton, leur chef, ils sont condamnés à rater même les mots que leur méchanceté voudrait mais ne peut pas leur inspirer. Ennuyeux comme s’ils n’étaient pas des excentriques, ces personnages sont au fond sans danger, comme ils sont sans séduction ; mais livrez-leur une femme sans bon sens et un enfant sans défense, et leur banalité va devenir homicide, leur impuissance semer la ruine, et leur néant évoquer le malheur. C’est avec un tact fin et juste qu’Alphonse Daudet a choisi les victimes de ses mal faisans ratés ; son histoire ne serait pas aussi touchante et surtout ne serait pas aussi vraie avec une femme d’un caractère plus ferme qu’Ida de Barancy, et avec un enfant d’instincts plus énergiques et d’âme plus éveillée que le doux, triste et bon petit Jack. Rarement satire a été plus originale et coup frappé mieux à fond : rendre ses malfaiteurs odieux eût été facile, mais les représenter insipides et, pour employer le mot trivial qui est ici à sa place, embêtans, c’est le dernier degré de l’ironie. Si la bohème parisienne a jadis été l’objet de dithyrambes poétiques et de panégyriques déclamatoires, il faut avouer qu’elle expie bien depuis quelques années ses triomphes passés ; déjà M. Theuriet l’avait peinte par deux fois avec mépris, un mépris contenu par cette modération judicieuse qu’il porte en toutes choses, et voilà maintenant que M. Daudet l’écrase avec une impitoyable éloquence. Que conclure de cette rencontre presque