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Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 18.djvu/635

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absolument maître de ses effets, et je ne sais trop d’où pourrait lui venir la maladresse qui le ferait frapper à faux.

Parmi les dons qu’a reçus Alphonse Daudet, il en est un d’origine divine qui manque entièrement au romancier robuste qu’on a voulu lui donner pour maître, la tendresse. Il y a de l’amour dans l’observation de M. Daudet, et de ses qualités il n’en est pas qui nous assure aussi pleinement de son avenir que celle-là, car il n’en est pas qui soit plus invariablement associée au vrai génie. Là où l’amour n’existe pas, soyez sûrs que le génie, quelque vigoureux qu’il vous paraisse, n’est qu’à l’état de mutilé ; là où vous sentez palpiter l’amour, soyez sûrs que le génie existe, quelque incertain qu’il vous ait semblé. C’est là le signe auquel on reconnaît ceux qui sont destinés à vaincre aussi bien dans l’art de peindre les hommes que dans l’art de les gouverner. On peut beaucoup par le mépris, mais on ne peut qu’une fois et pour une seule place ; on peut davantage et plus longtemps par l’amour, car il se métamorphose et se rajeunit avec chaque sujet qu’il touche. Le mépris ne peut connaître qu’un petit nombre de choses, l’amour au contraire peut les embrasser toutes, même celles qui ressortent du mépris, et c’est là ce que M. Daudet a montré dans son second roman, Jack, dédié à Gustave Flaubert comme une inspiration d’ironie et de colère et une vengeance de la sensibilité blessée. Il aurait pu mieux encore le dédier à la mémoire de Charles Dickens, non-seulement parce qu’en écrivant ce livre, consacré à la peinture de l’enfance malheureuse, il s’est certainement souvenu de l’auteur d’Olivier Twist et de Dombey and son, mais à cause de cette qualité de sympathie qui distingue sa faculté d’observation morale et qui lui est commune avec l’illustre romancier anglais.

Jack, inférieur comme composition et unité de plan à Fromont jeune, lui est très supérieur par la sensibilité générale et la variété des épisodes et des personnages. Dans Fromont jeune, toute l’action est partagée entre un petit nombre de personnages appartenant tous à la même sphère sociale très restreinte ; Jack au contraire nous promène à travers des groupes sociaux plus divers et plus étendus : les ouvriers des brûlantes usines, les ratés, — c’est le mot pittoresque de l’auteur, — de la bohème lettrée et les marchands d’éducation de la capitale, les campagnards aux passions voisines du crime, les victimes de l’amour excentrique, tout cela très vivant, très animé, très remuant, passant et se succédant sur un fond de solitude rustique, peint avec amour dans toute la douceur de son silence. Cependant un de ces groupes domine sur tous les autres, celui dont M. Daudet avait déjà montré dans Fromont jeune une connaissance si complète et tracé des portraits presque voisins de