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été pour l’Angleterre, est encore à venir. » Ces deux noms expliquent d’eux-mêmes ce qu’il entendait par ce romancier à venir : il voulait parler d’un écrivain qui serait un peintre de la nature humaine éternelle, en même temps qu’un peintre de la nation française, et qui serait capable de faire apparaître une image de la vie sociale tout entière dans le tableau de quelques existences individuelles. Nous acquiesçâmes à son opinion sans répondre ce que nous ajoutons à cette heure, c’est qu’il était douteux que ce romancier arrivât de bien longtemps, et même incertain qu’il parût jamais. Les dates historiques suffisent à m’expliquer comment l’Angleterre a pu avoir de tels peintres de sa vie sociale. Lorsque Richardson et Fielding sont venus, ils ont trouvé une société pleine de cohésion dont les élémens, longtemps désunis, s’étaient enfin fondus ou réconciliés, où la vieille substance de la nature morale anglaise, restée sans altération en dépit de toutes les vicissitudes, avait enfin trouvé ’sa forme nouvelle façonnée par deux longs siècles de domination, de discipline et de culture protestantes. Un regard sommaire jeté sur notre état social nous dit assez combien nous sommes loin de cette situation heureuse, capable de faire plus et mieux encore que de grands romanciers. Je vois parmi nous des élémens en lutte, des partis rivaux et hostiles, des oppositions irréconciliables, des groupes sans rapports communs, mais y a-t-il encore dans tout cela une société générale ? Où est l’unité, où est la cohésion, où est la foi commune, où est la forme nouvelle reçue par la substance séculaire française, et cette vieille substance elle-même où toujours la saisir ? Peut-être un jour cette société née si tragiquement, élevée avec tant d’instabilité par des maîtres si nombreux et si divers, aura-t-elle enfin réussi à trouver l’équilibre qui lui permettra de commencer et de connaître une vie morale nouvelle, une vie où elle sera et se sentira en harmonie avec elle-même. Le jour où luira cet heureux destin, le luxe d’un Richardson et d’un Fielding ne lui manquera certainement pas ; en attendant, je crains qu’il ne faille nous contenter longtemps de romanciers qui ne nous présentent de notre état social actuel que des tableaux partiels, fragmentaires, dissemblables, mais fidèles après tout, puisqu’ils offrent précisément par ces caractères une image assez exacte de notre anarchie morale. Nous nous en consolerons aisément d’ailleurs, pourvu que ces peintures partielles continuent à être aussi amusantes que les anecdotes parisiennes de Gustave Droz, aussi gracieuses que les scènes provinciales d’André Theuriet, et aussi dramatiques que les récits des diverses bohèmes d’Alphonse Daudet.


EMILE MONTEGUT.