sentiment ! S’il s’agit d’un roi qui n’aura du roi que l’apparence, on dira que c’est une œuvre puérile ; s’il s’agit d’un roi armé de pouvoirs réels, on dira que c’est une œuvre dangereuse. Robert Peel voyait là des difficultés invincibles. Déjà la nouvelle du désir manifesté par la reine s’était répandue dans le monde politique, et les ennemis du ministère se réjouissaient. Lady Palmerston avait dit en parlant de sir Robert Peel : « S’il cède au désir de la reine, il est perdu ; il sera battu au parlement. S’il résiste à la reine, c’est une rupture entre sa majesté et lui. » Il n’y eut ni rupture avec la reine, ni échec devant les chambres. Des deux côtés, on se mit d’accord pour éviter toute occasion de conflit. La reine se désista d’une prétention qui ne pouvait amener qu’une défaite éclatante ; Stockmar abandonna un système dont la discussion eût agité le monde politique sans aucun avantage pour le prestige du prince. Une seule solution était possible, celle que nous indiquions tout à l’heure : faire sans dire. Pendant toute la durée du ministère de sir Robert Peel, le prince Albert se trouva investi sans débat des prérogatives naturelles que la reine voulait lui assurer. Sa vie fut comme identifiée avec la vie de la souveraine. Il eut véritablement le rôle qu’il avait souhaité, ce rôle qu’il a résumé quelques années plus tard dans sa lettre au duc de Wellington, en écrivant ces belles paroles : « L’époux d’une reine doit fondre entièrement son existence dans l’existence de la reine. Il n’est pas seulement le chef naturel de sa famille, le directeur de sa maison et de sa cour, l’administrateur de ses affaires privées, il est en outre son seul conseiller politique intime, son seul auxiliaire dans ses relations avec le cabinet, son secrétaire particulier, son ministre permanent[1]. »
Cette position royale sans titre défini fut assurée au prince en l’année 1841 sous le ministère de sir Robert Peel, et pendant une période de douze ans les parlementaires les plus ombrageux n’y trouvèrent rien à reprendre. C’est seulement à la fin de 1853, au commencement de 1854, que l’opposition s’émut de certains bruits relatifs aux relations du prince avec la Russie et attaqua la situation qu’il avait prise, la dénonça comme une usurpation de pouvoirs, accusa le mari de la reine, l’étranger (the foreigner), d’avoir violé la constitution nationale. Cette question du prince Albert, car la chose fut désignée ainsi, causa une émotion des plus vives. Il y eut des discussions amères au parlement. L’opinion publique est chatouilleuse sur ce point ; dans les régions d’en bas, des gens qui
- ↑ Il est fait allusion à cette lettre dans les Early years, p. 318. L’éditeur des mémoires de Stockmar en donne une grande partie ; on la trouvera tout entière dans l’ouvrage anglais intitulé le Prince Albert, son caractère, ses discours, dont la traduction en français par Mme de W. a paru en 1863 avec une préface de M. Guizot.