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que Juifs et Ruthènes, nous paissons séparés, nous aussi, mais que l’occasion s’en présente, et nous frapperons ensemble. Je m’entends ! »

C’était ainsi que tu parlais, mon Ivon, et parce que tu n’as jamais été un hypocrite, je lis entre les lignes de cet édit si humain, si loyal, la nouvelle de ta mort ! Et j’éprouve en la lisant un sentiment étrange… Certes j’ai beaucoup de chagrin,… pourtant il me faut sourire ! C’est égal ! tu as trop humecté de schnaps l’aridité de cette terre ; cependant tu étais un homme, Ivon, un homme jusqu’à la moelle. En toi se résumait le type de ton peuple, et quiconque parle de toi parle de ce peuple. Tu étais lent, et lourd, et bourré de préjugés, mais aussi plein d’honneur, reconnaissant, fidèle et dévoué. Tu n’avais point d’esprit : les énigmes de la vie n’ont jamais torturé douloureusement ton cœur, rien d’un Hamlet en toi, Ivon Megega ! mais tu n’en réfléchissais pas moins et tu mesurais tout à ta propre mesure. Il va sans dire qu’aucun oiseau ne plane plus haut que ses ailes ne peuvent le porter. Tu te représentais l’Autriche et le monde entier sur le modèle de ton village ; je soupçonne qu’à tes yeux, après l’empereur dans la maison d’argent qu’il habite à Vienne, le juge de Biala était l’homme le plus important du monde. Seulement il y a une multitude de gens qui croient cela et qui n’accomplissent pas en même temps leur devoir comme tu t’en acquittes, toi, Ivon, d’une façon vraiment rare. On me pardonnera peut-être de m’étendre longuement sur ta simple histoire ; d’ailleurs je n’ai pas le choix : je suis le biographe d’Ivon Megega, non-seulement parce que je le veux, mais parce que je le dois. Je le lui ai promis lors de notre dernière rencontre. C’était l’été passé, au mois d’août ; il faisait une chaleur intolérable. Je suivais avec mon domestique Wassili le chemin qui conduit de Barnow à Biala, et de là plus loin à la frontière ; des impressions contraires se partageaient mon cœur, qui à chaque tournant de route saluait avec plus d’allégresse le retour au pays natal, et mon corps, qui, lui, était rudement secoué ! car la route était polonaise, le véhicule polonais, et Wassili, selon son habitude, tapait furieusement sur les pauvres bidets. Il ne faisait cela que quand il était ivre, mais ivre il l’était toujours. Il buvait l’hiver pour se réchauffer et l’été pour se rafraîchir. Or ce jour-là il s’était terriblement rafraîchi, car, je l’ai dit, Il faisait terriblement chaud. Le soleil enveloppait de son brûlant réseau de lumière toute la vaste plaine : il n’était pas jusqu’à la bruyère sombre qui par son éclat ne fît mal aux yeux ; chaque étang avait l’air d’une nappe d’or fondu, pas un souffle ne passait dans tout cet embrasement, et pourtant les feuilles des arbres tremblaient comme si un mal caché leur eût donné le frisson. Ce n’étaient