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moi, ces lignes noires sur du blanc, et j’ai beau y fixer mes regards, les lettres ne changent pas : « Le conseil municipal de Biala, près Barnow, Gallicie orientale, défend aux paysans, sous peine de châtiment corporel, d’aider les fermiers juifs aux travaux des champs. Quiconque violera cette loi paiera cinq florins ou recevra dix coups de bâton. » Hélas ! le doute ne m’est plus permis. Tu es mort, Ivon Megega, ou tu es dépouillé de ta dignité, ce qui serait pour toi pire que de mourir, car si tu vivais encore et que tu fusses toujours ce que tu as été trente ans de suite : juge du village de Biala, tu n’aurais jamais apposé ta petite croix sous un tel édit… Non, jamais ! Des raisons administratives t’en eussent empêché premièrement : tu n’étais pas homme à taxer si haut un coup de bâton ; cinquante kreutzers, un coup de bâton ! c’est, ma foi, ridicule,… et aussi des raisons de conscience ! car tu ne fus jamais un faux dévot, mon vieil Ivon, et je me rappelle parfaitement ce que tu m’as dit la dernière fois encore : « Pour ce qui est des Juifs, ce Moschko baptise le schnaps, certainement ; mais enfin ce n’est pas là un tour pendable. On leur rend bien autre chose ! Que pensent d’eux les Polonais ? Ils disent : — Tout Juif est un chien ! — Le seigneur Wassilawski me l’a dit à moi-même, oui, le propriétaire de Zuhanke ! — Mais, monsieur le bienfaiteur, lui ai-je répondu, vous devez vous tromper, puisque le bon Dieu leur a donné un corps humain, il leur a aussi, le vieux bon Dieu s’entend, donné la Bible ! — Cependant je pense en moi-même : attends, attends, Polonais que tu es ! je m’en vais t’attraper. J’ajoute donc : — Eh ! vous avez peut-être raison, après tout, de dire que les Juifs sont des chiens ; mais, en votre qualité de chasseur, vous savez ce qu’on peut faire d’un chien. Si on le traite bien, il est fidèle, si on lui donne de la verge, il devient hargneux et il mord,… il mord les mollets,… voilà pourquoi je crie aux Polonais : — Gare à vos mollets, gare, si cela continue ! » Et toujours dans ton langage baroque, Ivon, tu m’as dit encore : « Chaque fois qu’à propos d’élections ou d’autre chose il s’agit de nous mettre contre les Polonais, eux, les Juifs, et nous autres Ruthènes, je pense à ce que m’a conté mon valet Kritzko. Vous avez peut-être connu ce Kritzko ? Non ! C’est dommage. Vous avez connu du moins son beau-frère Fédor ? Non ? C’est étonnant ! Kritzko était, avant d’entrer chez moi, gardien de chevaux dans la Bukovine, sur le mont Lakzine, où paissent l’été les nobles chevaux du haras de Radautz ; à côté paissent aussi les chevaux des Houzoules. Eh bien ! me racontait Kritzko, c’est un fait curieux : d’ordinaire chaque espèce paît séparée, mais que le loup arrive !… bon ! voilà les chevaux qui forment un cercle, leurs sabots de derrière en dehors, et de ruer d’un commun accord. Je me dis donc