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convives avec leur couteau, comme s’ils ne se doutaient pas de l’existence de la cuiller ni de la fourchette.

En général, les façons allemandes sont rudes, et il semble au premier aspect que ce manque absolu de souplesse soit un signe d’orgueil. Ajoutons que depuis la dernière guerre il s’y mêle quelque chose d’agressif : l’auteur de German home life a beau rappeler à ses compatriotes qu’eux aussi ils se sont enivrés de leurs victoires jusqu’à l’arrogance et que, s’ils ont changé, c’est que les lauriers de Waterloo ont eu le temps de jaunir ; nous trouvons, pour notre part, l’aplomb insolent du vainqueur d’aussi mauvais goût que la morgue de l’enrichi ; c’est en outre une sottise, car la fortune continue de tourner sa roue, et elle peut mettre au plus bas le lendemain celui qui la veille était au sommet ; ses favoris ne devraient jamais oublier cela. Longtemps du reste chaque principauté, chaque petit état séparé, eut, quant aux mœurs et aux habitudes, ses traditions spéciales, qui cèdent peu à peu devant les empiétemens de la Prusse. À mesure que l’on s’éloigne de Berlin, on entend bien des gens soupirer après l’obscurité des anciens jours, où chacun vivait à sa guise, tout en s’égarant dans des généralités sentimentales et platoniques sur le paradis lointain, inaccessible peut-être, de la patrie unifiée. Il faut voir l’attitude des villes du Hanovre par exemple, où règne une garnison prussienne ! Les indigènes ont l’air d’écoliers craintifs sous l’œil sévère d’un maître ; la vie sociale ne gagne rien au despotisme de celui-ci et au sourd mécontentement de ceux-là. On respire une atmosphère d’oppression et de contrainte.

Avec le temps sans doute le ton prussien finira malheureusement par dominer, mais, ces différences locales fussent-elles effacées, il sera toujours difficile néanmoins de parler à un point de vue général de manières qui varient essentiellement selon les diverses classes entre lesquelles est tracée une ligne, de démarcation rigoureuse. Les manières des officiers sont les plus raides, les plus hautaines de toutes, avec la prétention en outre d’être fascinatrices. Si l’on ne s’arrête pas à l’habit, souvent négligé jusqu’au ridicule, le professeur paraîtra le type le plus réellement aimable de la société allemande par sa simplicité, son désintéressement, sa bonhomie, qui s’allient à un mérite intellectuel incontesté.

Il va sans dire que dans un pays où les quartiers de noblesse sont-comptés comme autant de sublimes vertus, où l’aristocratie fait bande à part, même au théâtre, où, sans un titre, personne ne peut être présenté à la cour, l’étiquette et le clinquant jouent un grand rôle. Les décorations sont prisées très haut. On en faisait un étrange abus dans le bon temps des petites cours. Chaque résidence princière était littéralement constellée de croix et de plaques honorifiques ; à première vue, vous vous croyiez dans le Walhalla au