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Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 18.djvu/704

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conséquences d’une guerre, fût-elle aussi heureuse, aussi glorieuse que possible ; mais ces hommes raisonnables ne jouissent pas aujourd’hui de la faveur publique. La Russie est une nation encore jeune, et les peuples jeunes aiment les nouveautés, les hasards, les émotions des grandes entreprises, les spectacles et les changemens. Ils ressemblent à ce personnage de Shakspeare que le train de tous les jours ennuyait et qui trouvait sa journée médiocrement employée lorsqu’il n’avait tué que dix Écossais avant son déjeuner. Ils ressemblent aussi à ces gens pour qui le vin de champagne a moins de charme qu’une eau-de-vie commune, et qui pourtant ne laissent pas de donner la préférence au champagne, parce qu’il leur plaît de faire sauter un bouchon au plancher et qu’à leur avis la première des boissons est celle qui fait du bruit. Sans parler de l’enthousiasme sincère que peut leur inspirer « une cause sainte, » les peuples jeunes cherchent les plaisirs bruyans, et il n’en est aucun qui fasse autant de bruit que la guerre.

Ajoutons que la Russie a entrepris depuis vingt ans un grand ouvrage, elle travaille à se réformer ; l’empereur Alexandre II a opéré dans ses vastes états une révolution pacifique et bienfaisante, et les révolutions, si pacifiques, si bienfaisantes qu’elles soient, ne peuvent s’accomplir sans provoquer dans un pays une sorte de fermentation ou de fièvre latente. Elles exaltent les imaginations, elles développent chez les hommes la faculté de désirer et d’espérer, elles les rendent plus sensibles aux maux dont ils souffrent. Dans tout pays en travail de révolution, vous trouvez des exagérés qui demandent plus qu’on ne peut leur donner, des déclassés qui s’en remettent au hasard du soin de leur refaire une situation, des mécontens, battus de l’oiseau, que tourmentent également le dégoût de leur passé et l’inquiétude de l’avenir. La guerre a pour eux cela de bon qu’elle remet tout en question, qu’elle suspend le règne des lois, qu’elle établit un état de choses dans lequel tout est permis et qui offre des occasions de prendre. Parmi les panslavistes qui prêchent la guerre sainte, il y a des enthousiastes sincères, des fanatiques, des démagogues, des aventuriers, de nobles cœurs, des esprits généreux, des cerveaux brûlés et beaucoup de mains prenantes.

On ne peut nier que dans ces derniers temps le gouvernement russe n’ait fait quelques concessions aux passions panslavistes. Pour leur complaire, il a pratiqué en plus d’une rencontre ce qu’on pourrait appeler la politique spectaculeuse. Les missions spéciales, l’envoi bruyamment annoncé du général Soumarokof à Vienne, étaient une faute au point de vue d’une sage diplomatie ; mais cette faute a procuré quelque contentement aux têtes chaudes de Moscou. On a refusé l’armistice de cinq mois offert par la Turquie, et ce refus n’avait pas d’autre avantage que de flatter la fierté nationale. On a signifié un ultimatum à la Porte, après que la Porte avait tout concédé. Le prince Gortchakof a fait à sa