Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 18.djvu/705

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

popularité quelques sacrifices douloureux et regrettables. Il lui a sacrifié plus d’un article du droit des gens, ce qui, à vrai dire, n’est pas une affaire quand il s’agit du Turc ; il lui a sacrifié aussi avec plus de regret les élégances de son style diplomatique, dont la précision lumineuse, les finesses et les fières ironies faisaient l’admiration de l’Europe. Sa dernière dépêche-circulaire n’est pas tout à fait digne de sa plume, qui pour la première fois a ramené du fond de l’écritoire un peu de bourbe démagogique et quelques hyperboles d’un goût douteux.

Cependant, quelques complaisances qu’ait eues le gouvernement russe pour les passions effervescentes qui bouillonnent autour de lui, personne ne doute qu’il ne soit encore maître de ses décisions et que le dernier mot ne demeure à la politique. Ce qui est fâcheux, c’est que sa politique vient d’opérer résolument une évolution qui laisse peu d’espérances aux amis de la paix. La Russie s’était proposé dans le principe d’accomplir ses desseins sur l’Orient par l’entente et l’alliance étroite avec les cabinets de Berlin et de Vienne ; elle comptait sur les résignations et sur les défaillances de l’Angleterre. L’Angleterre a trompé cet espoir en rejetant le mémorandum, et elle a donné clairement à entendre qu’elle existait encore et qu’elle n’était pas disposée à faire bon marché de ses intérêts. La politique russe n’a point perdu courage, elle s’est flattée de gagner le cabinet de Londres à ses projets. Elle a rêvé de devenir, avec le consentement de l’Angleterre, avec l’adhésion de la France et les applaudissemens de l’Italie, la mandataire en titre de l’Europe, et de se présenter à la Turquie comme l’exécutrice des volontés de six puissances. Pendant quelque temps, elle a pu croire que ce rêve n’était point chimérique. L’Europe tout entière semblait se dire : Aidons la Russie, suivons-la, pour l’empêcher d’aller trop loin, — et il n’était aucun cabinet qui ne se mît en peine de ménager la fierté russe aux dépens des Turcs, ce qui faisait dire à un spirituel publiciste que l’Europe avait inventé depuis peu une médecine toute nouvelle, que toutes les fois que la Turquie recevait un mauvais coup, c’était à la Russie qu’on s’empressait d’appliquer un pansement.

Tout allait bien et l’entente se serait faite, si l’insurrection serbe, ouvertement patronnée par la Russie, ne s’était pas terminée par une catastrophe. Il s’est trouvé que le Turc était encore un excellent soldat, aussi solide et discipliné que brave ; il s’est trouvé que ses généraux, malgré leur mollesse, l’ont bien conduit, qu’Alexinatz et Deligrad ont été pris, et que plus de 2,000 Russes ont trouvé la mort autour des retranchemens de Djunis. La Russie venait d’éprouver un échec grave, qu’a douloureusement ressenti l’amour-propre national, et le cabinet de Saint-Pétersbourg a dû changer d’attitude et de langage. Il a déclaré que « bien qu’il fût désireux de ne pas se séparer du concert européen, l’état de choses actuel était intolérable, et que si l’Europe n’agissait pas avec une énergique fermeté, il serait obligé d’agir seul. » Philippe