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Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 18.djvu/728

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ordinaire, le jour s’enchaîne au jour, et tant s’en faut que les diverses périodes de la vie se terminent d’une façon précise comme les chapitres d’un roman ; c’est dans la vie du voyageur qu’on retrouve cette impression avec une netteté parfois saisissante et douloureuse. Entre hier et aujourd’hui, entre ce matin et ce soir, entre cette rive et ce navire, vous sentez toute la distance qui sépare le présent du passé, vous pouvez mesurer le chemin laissé derrière vous, comme sur une route kilométrée ; voici une étape finie, une page du livre qu’on vient de tourner… Mais ces réflexions mélancoliques risqueraient, si je n’y coupais court, de me retenir sur le pont toute la nuit, et le cigare qui s’éteint dans ma main m’avertit qu’il faut regagner ma cabine, m’y installer et reprendre l’habitude des couchettes trop dures et trop étroites, des réduits étouffans et des voisins qui ronflent. Demain, la trépidation de l’hélice nous réveillera… cras ingens iterabimus œquor.


I

7 mars. — Yokohama s’efface derrière nous ; tous les villages, toutes les collines environnantes disparaissent une à une, nous dépassons le phare de Kawasaki, placé à l’étranglement de la baie de Yeddo. Nous voici bientôt en pleine mer, comme l’indique déjà la houle qui soulève l’avant du steamer ; seul le magnifique Fusiyama dresse sa tête encore couverte de neige, à 14,000 pieds au-dessus de nous, et plane dans un isolement grandiose au-dessus des montagnes qui l’avoisinent. Avec quels yeux différens on regarde un même paysage à l’arrivée et au départ ! Quand on entre pour la première fois dans une baie, c’est la jumelle braquée en avant, le regard avide, le cou tendu, essayant de se multiplier, explorant de tous côtés, et furetant, à chaque tour de roue, plus loin encore, pour découvrir plus vite cet inconnu tout à coup révélé ; on se récrie à chaque nouvelle merveille, comme un amant à son premier triomphe, et, comme lui, impatient, on passe outre ; n’aura-t-on pas le temps de revoir à loisir tous ces tableaux ! Quand on s’éloigne au contraire, après un long séjour, ce n’est plus tel ou tel détail qui vous charme et vous retient, c’est l’ensemble, c’est un horizon familier, une ligne de montagnes où vous avez longtemps laissé flotter vos rêveries, une terre où vous avez semé un peu de votre vie ; vous essayez de graver ces contours une dernière fois dans votre mémoire, comme les traits d’un mort chéri. Dans le premier cas, c’est l’avenir qui accourt au-devant de vous ; dans le second, c’est le souvenir qui s’enfuit à tire d’aile.

Au moment où le rivage cesse d’être distinct pour les passagers d’un paquebot, il se produit invariablement parmi eux un mouvement